Ne fais pas ça
(Revue de presse)

"Philippe Djian,
scénariste de l'air du temps",
par Emmanuèle Frois
Le Figaro, 24//03/04


 

 

Blouson de cuir du baroudeur. Ride voyageuse qui témoigne que l'homme a sillonné les mers, traversé des continents et bien des métiers avant de prendre la plume. Djian. Ce nom-là claque comme une vague qui frappe la grève. Sec. Court. Sans attache, sans retour. Et ressemble à ses romans, peuplés d'êtres en conflit, qui n'existent que dans la friction, les heurts, les bleus à l'âme, la démangeaison, le sexe, l'urticaire. Philippe Djian a écrit le scénario de Ne fais pas ça ! mis en scène par Luc Bondy. "Je n'avais pas très envie de faire du cinéma, dit-il, de sa façon abrupte, rocailleuse. Ce film est né de l'envie de travailler avec Luc Bondy que j'avais rencontré à Lausanne, à l'époque où je vivais en Suisse. Je voulais son avis sur une pièce, Jack, que je venais d'écrire. Finalement la pièce, trop longue, dort pour l'instant dans un tiroir. En revanche, le scénario que je lui avais également soumis, l'a intéressé."

On retrouve la griffe du romancier à travers ses personnages cassés, fêlés, fissurés. Après avoir été physiquement agressée par Joël (Fabrizio Rongione) son mari jaloux, Nicole (Natacha Régnier) retourne, avec son fils, vivre chez ses parents (Nicole Garcia, Miki Manojlovic). Rien ne semble avoir changé. Francis, son père, vit toujours pour son art au détriment de la vie des siens. Edith, sa mère, a du mal à exister à l'ombre de ce peintre talentueux, vieux chêne dépressif et égocentrique. "L'idée était de montrer comment un jeune couple va être un détonateur, révéler les blessures très profondes qui existent chez un couple d'âge mûr." Pour l'écrivain, "l'art et la vie c'est la même chose, je ne veux pas faire de différence. Je ne vois pas l'art comme une religion. Je suis une éponge, je m'imprègne de l'air du temps."

Philippe Djian s'amuse des changements de cap du scénario, des tours et détours empruntés avant d'atteindre l'étape finale, en étroite collaboration avec Luc Bondy. "A l'origine, l'histoire, inspirée d'un article du National Geographic, se déroulait au Canada avec des ours qui, à un moment de l'année, investissent un village. J'aimais bien l'idée de l'enfermement des habitants au coeur de cette immensité enneigée. Ce projet coûtait trop cher. Il n'y a que la notion d'enfermement qui soit restée !" Si l'on connaît ses auteurs de prédilection qui l'ont construit au fil du temps – Salinger, Kerouac, Melville, Miller, Faulkner, Hemingway, Joyce, Brautigan, Carver, Céline, Cendrars –, on ne sait rien ses affinités cinématographiques. "Je ne suis pas un cinéphile. J'aimais les westerns de Ford, de Walsh. Ensuite, il y a eu Easy Rider". Point barre. Deux de ses romans ont pourtant été adaptés à l'écran en 1985 par Yves Boisset, et en 1986 par Jean-Jacques Beineix. Dans la fidélité ou la trahison ?

"Evidemment qu'on est trahi, dit-il dans un sourire malicieux. A partir du moment où on vend ses droits, on n'a plus rien à dire. Bleu comme l'enfer, ce n'est pas un bon film. On le regarde parfois le soir entre amis, on a un peu bu, et c'est un moment de rigolade assez intense. Quant à 37°2 le matin, l'esthétisme de Beineix m'échappe totalement. Mon histoire était assez basique, on pouvait en faire ce qu'on en voulait. Ces films sont arrivés au bon moment, au début de mon travail d'écrivain. C'était génial. Les droits d'auteur m'ont permis de m'offrir des années sabbatiques."

Ce qui motive Djian, c'est le style. Par amitié pour Stephan Eicher, il s'est mis à la rime. Toujours en quête de nouvelle forme littéraire, il vient d'en adopter une qui le réjouit. "J'en avais marre de voir le cinéma piller les écrivains. Je suis allé du côté des séries télés. Je me suis inspiré de Six feet under. Ce plaisir que j'avais à regarder cette série, j'ai tenté de le transposer en littérature. J'ai écrit la première saison d'une série, avec toutes les contraintes que cela implique, les rebondissements que cela suppose. Et signé avec Julliard pour trois saisons." Il n'abandonne pas pour autant le roman. "Je suis en train d'écrire un livre sur les ados de quatorze ans, à paraître chez Gallimard." Toute ressemblance avec des personnages ayant existé ne sera pas le fruit du hasard. "J'ai une fille de cet âge. Elle me tient tête. Un zombie barré dans Internet. Un Martien avec string. A 54 ans, avec tout ce que j'ai vécu, je n'arrive pas à faire oeuvre de transmission. La vie est un conflit permanent. Mais je ne suis pas inquiet..."

 

© Emmanuèle Frois, Le Figaro, 24//03/04