Le Bal des paumés

Il n'est pas question, dans le dernier roman de Philippe Djian, du moindre dénouement. Les êtres qui s'y tourmentent gardent leur tourment dans leur valoche et ne font rien, strictement rien, pour s'en délivrer. Ils tournent en rond, un point c'est tout.  

Est-ce un défaut, une meule où s'use notre intérêt avide, une cave à crétinerie où le lecteur piétine ? Loin de là. Tout l'art de cet écrivain singulier est de tirer de l'éclat d'une histoire triste à pleurer et monotone comme une galère. S'il faiblit, ce n'est point qu'il s'en lasse, c'est parce qu'il accentue encore l'incarcération névrotique de ses personnages, afin de nous rendre dingues et comme ivres de tant de soupirs sans écoute.  

Francis, son héros, est un crève-la-dalle de bords de mer, un tordu de la pensée tourbillonnante, un crache-injure de bistrot. Il a cinquante ans, des testicules volatiles et des idées à se flinguer la bouche ouverte. Il est ce qu'on nomme dans la tradition littéraire un anti-héros.  

Non seulement il supporte à peine les femmes mais en plus il les juge, les pourfend tout en les reluquant vicieusement dans les salles de bains. Il est même étrange d'observer l'effet érotique sur lui des douches et des robinets d'eau chaude. Au dehors, il est sérieux comme un pape, un peu crapule tout de même et regardant du coin de l'œil les femmes des autres. Au-dedans, il s'encanaille devant les lavabos et incite sa compagne Elisabeth à des postures provocantes. Les autres personnages sont tous des fulminants, comme on le dit de pétards qui font long feu. Des pétards d'ailleurs, ils en fument : ils ont le joint facile et le sexe en détresse. Voilà un livre croquignol et un peu ribouldingue qui nous filocherait d'ennui si, derrière cette histoire monocorde, nous ne remarquions un écrivain à la plume nickelée, un ours qui a beaucoup regardé le monde et fréquenté les bars où le peuple cause. Les bons écrivains d'aujourd'hui ne sont plus à Paris, mais vivent retirés dans des coins paumés où ils écoutent le cœur complexe des gens simples, des arrogants du fond de la rue et des blafards d'après-souper. De cette matière abrutissante, ils tirent - tels Queffelec et Djian - des ouvrages de vérité, des petits meurtres désaccordés et des harmonies d'en dessous les coffrages qui remplissent le lecteur d'une joie saugrenue.  

Depuis 37.2 le matin, Philippe Djian a encore progressé dans ses saisies de réalité. Si l'on veut savoir où le monde en est, il faut lire ses dialogues d'ânes, ses broutilles diablement bien construites, ses soliloques déserts et ses monotones saucissonnades d'âmes bidons dont le seul cri audible et philosophique est celui-ci qui suis-je ? Dans ce premier volume d'une trilogie qui déroule ses anneaux au bord de l'estuaire d'une rivière mythique nommée la Sainte-Bob, Philippe Djian ne répond à cette question qu'en louvoyant et en godillant. Il y a déjà beaucoup d'eau dans ce livre. il en rajoute encore avec une écriture de poisson astrologique et d'ablette à la friture. Non qu'il se prive de grands mots. On en trouve quelques-uns comme "la vie", "la chair" et "le silence" mais la plupart de ses outils verbaux sont compréhensibles aux gros bourrus des envers de la société d'apparat. On peut lire Djian à haute voix aux chiens perdus et aux vitrioleuses de banlieue : il sera entendu cinq sur cinq.   

Le plus surprenant c'est que nous qui avons lu Kant dans le texte nous y prenions un plaisir au moins égal. Est-ce mystère ? Non. c'est magie. Le style de Djian a ces soutes remplies de miel, d'invisibles loukoums sous le pavé et des muses qui nous amusent quand elles ne nous excitent pas. Il y a, dans Criminels, des scènes d'un érotisme fou et d'une saveur que seul un écrivain qui a appris son métier sur le corps des victimes peut faire juter. C'est dire que ce roman où le fond clapote à des hauteurs béantes qui suscitent le respect. Nous vivons un temps littéraire fort singulier où les bons livres sont ceux qui ont du poil aux pattes comme si l'art en avait assez des penseurs calamiteux et des branleurs de mouches. 

© Christian Charrière, 1994