Philippe Djian a déjà
eu l'inspiration plus heureuse que dans «Assassins»
Il se dit beaucoup que tout
le monde, chez Gallimard, n'aime pas Philippe Djian ou, du moins, ce
qu'il écrit. Que ce n'est pas trop le genre de la maison. Que ce relâchement
fait mauvais genre sous une couverture blanche qui a accueilli déjà
les plus grands noms de la littérature française. Bref, la révolte
gronde... et Pascal Quignard publiera son prochain roman aux éditions
du Seuil, sans dire cependant qu'il existe un rapport entre les deux
choses.
Pourtant, Philippe Djian, dans «Assassins», son nouveau roman, utilise
le subjonctif et un vocabulaire parfois rare - écouvillon, turgide -,
parfois très rare: le ciel était d'une sombreur ahurissante (ni Littré
ni la première édition du Grand Robert ne connaissent le mot), voire même
surprenant, et inconnu de nos références préférées: la griseur
jaunisseuse d'un excès de table. L'invention appartient aux écrivains,
c'est bien connu, et la rigueur aux correcteurs. Celui qui a laissé
passer, à la sixième ligne d'«Assassins», la femme nous a aidé a
fait montre d'une distraction coupable... Bref, on ne lit pas le dernier
Djian sans prêter une attention toute particulière à ce qui peut être
une source d'irritation pour certains et qui ne mérite cependant pas
tout ce bruit à nos yeux.
L'essentiel est que Philippe Djian a écrit des romans dans lesquels il
imposait son univers et ses personnages, et «Sotos», le premier qu'il
avait publié chez Gallimard, était de ceux-là. On est donc en droit
d'être déçu par «Assassins», parce qu'on n'y retrouve pas la même
force évidente. Le récit est mené sans conviction excessive, et on le
suit donc sans enthousiasme. Il faut dire que le sujet est ténu: dans
une petite ville tout entière dominée par la présence d'une usine qui
rejette dans l'atmosphère des fumées nauséabondes, un des
responsables kidnappe un inspecteur venu examiner les problèmes de
pollution. C'est l'enlèvement et ses conséquences sur la vie de
quelques personnages qui constitue le fil lâche du roman. Les assassins
ne sont pas appelés ainsi parce qu'ils auraient le projet de tuer
l'inspecteur, mais parce que leur usine est responsable de bien des dégâts
dans la nature, à commencer, dès le début du roman, par la mort de
quantité de poissons qui flottent, le ventre à l'air, dans la rivière.
Le thème de l'eau, en revanche, est beaucoup plus intéressant, et
exploité avec une grande richesse de moyens. Il y a donc la rivière,
porteuse de vie et de mort, qu'on trouve au début et à la fin quand,
devenue torrent furieux, elle conduit de la montagne à la vallée deux
des personnages principaux, fuyant, sur une embarcation presque incontrôlable,
des événements qui les dépassent. Il est vrai qu'il est tombé des
tonnes d'eau, un véritable déluge qui a totalement imbibé le châlet
où était caché l'otage, et qui a fini par provoquer sa destruction.
Il y avait eu, bien avant cela, une autre averse, moins spectaculaire
mais non dénuée d'effet, quand Eileen MacKeogh avait débarqué (le
mot s'impose) chez Patrick Sheahan, le narrateur, pensant qu'un
appartement était à louer chez lui. Malgré une erreur d'impression
dans le journal qui avait publié l'annonce, et comme un étage venait
de se libérer dans la maison de Patrick Sheahan, Eileen s'était
installée chez lui, au risque de donner naissance à une nouvelle
histoire d'amour, après une autre qui avait échoué et une liaison
intermittente avec la voisine - qui est aussi l'épouse d'un des
meilleurs amis de Patrick.
On voit que tout cela est censé s'emboîter à la perfection, les différents
thèmes nourrissant plusieurs récits croisés. Mais on reste au bord de
quelque chose qui aurait pu se produire, et qui n'arrive pas: la magie
du roman réussi, quand en effet la mayonnaise prend. Ici, on a le
sentiment d'une bonne volonté égarée sur des chemins de traverse.
Certes, un roman de Philippe Djian à demi raté réserve toujours
quelques bons moments à ses lecteurs, parmi lesquels les
inconditionnels trouveront peut-être d'ailleurs un authentique plaisir.
La déception n'est que pour les autres...
© Pierre Maury, Le Soir,
18/05/1994
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