Rencontre
avec
Philippe Djian
à l'occasion de la parution de Ça
c'est un baiser
Gallimard : Comme
pour vos romans précédents, le titre semble loin du sujet…
Philippe Djian : Plutôt qu'une explication ou une
description, je préfère trouver mes titres par illumination, et je
cherche surtout à donner un avant-goût, à transcrire l'humeur. Là,
je sens le parfum du livre dans ce titre.
Vous avez
choisi cette fois la forme du roman policier classique…
C'est une vraie enquête, dans la mesure où je pense que toutes les
enquêtes doivent se dérouler de la même manière, à savoir que les
gens chargés de les mener ont des problèmes particuliers et personnels
qui viennent en brouiller le bon défilement. Et cela m'amusait de voir
partir les deux enquêteurs dans des directions opposées.
C'était aussi une façon de placer les personnages dans une
situation où ils portent un regard particulier sur leur environnement,
dans la mesure où ils sont en permanence confrontés à la violence et
qu'ils semblent l'accepter, la trouver presque naturelle. Je crois qu'en
effet nous vivons dans un monde où il peut se passer n'importe quoi à
tout moment.
Tous les
personnages sont englués dans des contradictions insolubles…
Au-delà de la forme policière, le thème essentiel du roman est
l'angoisse de la solitude. Tous les personnages, à un moment de leur
vie, se rendent compte qu'ils vont peut-être finir seuls, et c'est ce
qui peut arriver de pire dans la vie. Tous se demandent qui ils sont, réalisent
qu'ils ne s'en sortiront pas seuls, que c'est uniquement de l'extérieur
que peut venir la réponse à leur questionnement.
Cependant, ils
vivent dans un monde où tout le monde semble plus ou moins perdant…
Le roman se passe dans un futur proche, disons dans deux ou trois
ans. Ce n'est pas un livre de science-fiction dans la mesure où aucune
technologie nouvelle n'y apparaît. Quand je l'ai écrit, les tours de
New York venaient de s'effondrer, et je voulais intégrer cet événement
en me demandant vers quel « après » nous allions. Je pense
que les manifestations anti-mondialisation vont devenir de plus en plus
violentes, que le monde où nous vivons n'est pas forcément quelque
chose d'agréable. On a cru, lors du passage à l'an 2000, qu'on allait
vers plus de bien-être et de tranquillité, que les choses évoluaient
dans le bon sens. Ce n'est pas mon avis.
Au-delà de
cette violence environnante, chacun est piégé par ses problèmes
personnels…
Mes personnages ont tous d'énormes problèmes ! Je crois
surtout qu'ils sont sensibles au fait qu'on n'est pas là par hasard,
que la vie est un chemin à parcourir, qu'il y a beaucoup à comprendre,
bien des choix à faire. Ils sentent que leur vie ne va pas bien et se
préoccupent de l'arranger — tout au moins, ils tentent. Nombreux sont
ceux qui ne se préoccupent pas de l'état de leur vie, qui laissent
tout couler sans se poser de questions. À l'inverse, eux cherchent en
permanence, même s'ils n'ont pas forcément choisi les bons outils.
Le roman semble
aussi cacher un recueil de conseils à l'usage des écrivains débutants…
Il y a des figures d'écrivains dans tous mes livres, et on peut en
effet imaginer qu'en reprenant l'ensemble de leurs propos, on en dégagerait
une sorte de cours d'écriture. Ici, le personnage du professeur d'écriture
délivre des conseils qui touchent à des points qui m'intéressent
vraiment, et sur lesquels je fonde en partie mon travail. Comme dire,
par exemple, que le problème essentiel n'est ni dans le choix de
l'histoire, ni dans celui de la matière, mais dans l'acte d'écrire :
ce qui donne du mal, c'est de mettre trois mots l'un devant l'autre —
comment se forger un style, en fait.
Pour moi, un roman est l'endroit d'où je peux parler et m'adresser aux
autres, donner mon avis sur certaines recherches, certains courants
actuels en matière d'écriture.
Précisément,
quelles sont vos recherches dans ce domaine ?
À chaque fois, j'essaie de progresser. Là, j'ai mis l'accent sur
les dialogues, je me suis intéressé au problème des répétitions
dans l'oral, de la façon dont une phrase vient naturellement dans la
bouche.
C'était aussi l'occasion d'aborder les problèmes de concordance des
temps. Tous les temps coexistent dans ce roman, et cela m'amusait de
savoir s'il était possible de se débarrasser des règles et si le résultat
tenait la route. Je me le suis permis dans la mesure où je donne la
parole à deux personnages qui sont ni des littéraires, ni des
intellectuels, mais des gens que j'ai voulu faire s'exprimer comme dans
la vie courante. J'ai ainsi abandonné des tournures de phrases qui
sonnaient faux dans leur bouche.
Ce qui m'intéresse surtout est de voir comment évolue la langue dans
un monde traversé par la télévision, l'Internet… Comment faire pour
qu'elle continue à être vivante, pour que l'écrivain ne finisse pas
par perdre la parole devant la marée d'images actuelle ? Au-delà
des modes, que faire avec le langage parlé d'aujourd'hui, les matériaux
nouveaux comme le verlan ou les « texto » des portables ?
Les écrivains doivent se tenir en permanence au chevet de la langue, se
demander comment la maintenir et comment s'en servir.
©
Gallimard, 2002
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