Philippe Djian, l’étranger du monde des lettres Philippe Djian est un paradoxe. Écrivain le plus lu et le plus vilipendé de sa génération, il a toujours eu, dès le triomphe de 37°2 le matin, l’image d’un marginal, voire d’un rebelle. Il aime la même femme, peintre de son état, depuis 21 ans, a trois enfants, vit à Bordeaux et vient de publier son dernier roman dans la très sage maison Gallimard. Éric Neuhoff a rencontré cet auteur singulier. Éric Neuhoff : Ça doit être bizarre pour vous de vous retrouver chez Gallimard, l’éditeur qui avait refuse votre premier livre ? Philippe Djian : À l’époque, ça ne m’avait pas fait l’effet d’un refus. La lettre qu’ils m’avaient envoyée était vraiment gentille. Je suis content d’y retourner. J’y avais travaillé quand j’étais jeune. J’avais 16 ans, j’étais étudiant, j’emballais des livres. Les écrivains, j’avais alors l’impression qu’ils marchaient tout douccement, qu’ils étaient vieux. C’était un peu bizarre . C’est agréable de revoir ça. J’ai toujours eu beaucoup d’admiration et d’intérêt pour cette maison. EN : C’est vrai que la lettre en question se terminait par : " Vous vous situez délibérément en dehors de la littérature " ? PD : C’étaient les termes exacts. Je ne comprenais pas ce que ça voulait dire. Quinze ans après, je ne comprends pas davantage. Mais je n’ai pas essayé de me mettre dans le moule de la maison Gallimard. Ça n’est pas en voyant ses écrivains que m’est venue la vocation d’écrire. Au contraire ! A 16 ans, on n’a pas envie de ressembler à ces gens-là. EN : Vous avez peur, quand un de vos livres sort ? PD : Non, parce que c’est toujours trop loin du moment où je l’ai terminé. Celui-là, je l’ai fini en janvier. Il est sorti fin avril. Je suis plutôt dans le prochain. Je n’ai pas commencé à l’écrire mais je sens que ça vient. J’ai toujours eu l’impression que le livre est déjà à l’intérieur. Mais quand il est fini, ça se referme vraiment. J’entends presque le bruit. C’est pour ça que j’ai parfois du mal à en parler. Ça m’échappe complètement. EN : Qu’est-ce qui vous aide à écrire ? PD : Pas grand chose. Au bout d’un moment sans écrire, j’ai un sentiment d’inutilité. Je suis content de passer un mois, deux mois loin de ça. Quand j’ai envie d’écrire à nouveau, je n’ai plus le temps de réfléchir. J’ai tout de suite la première phrase. EN : Vous avez des trucs, des manies ? PD : Je bois du café, du thé. Ça change. Quand j’écris, j’ai un peu l’impression qu’il va m’arriver un truc assez horrible. Pendant une année, je ne vais pas être bien. C’est très long. Il n’y a pas de plaisir tout de suite. Tant que la dernière phrase n’est pas finie, j’ai peur de mourir avant. EN : Vous avez appris des choses, avec le temps ? PD : Je me suis rendu compte que la place donnée au style est moins importante qu’il y a quelques années. Il ne suffit pas de savoir écrire pour faire un bon écrivain. EN : Qu'est-ce qui a changé votre vie, les livres que vous avez lus ou ceux que vous avez écrits ? PD : Les deux, mais pas de la même manière. Les livres que je lis me changent en bien, m’apportent quelque chose. Ceux que j’écris m’ajoutent des années sur les épaules. C’est un peu comme une maladie dont on se débarrasse. On se dit : bon, celle-là, je l’ai eue. EN : Ces dernières années, vous avez habité Biarritz, Boston, Florence, Paris et maintenant Bordeaux. Vous avez la bougeotte ou quoi ? PD : Peut-être. C’est un genre de vie qui fait qu’à chaque fois on recommence. C’est enrichissant pour l’écriture. Ça ne vient pas de moi, en plus. Ma femme dit : " On s’en va, on part ". Pour moi, ça tombe toujours mal, au milieu d’un livre. L’environnement sonore compte beaucoup. Aux États-Unis, c’était un plaisir de manier le français au milieu d’un contexte sonore différent. On a un sentiment de liberté, presque d’amitié avec sa langue. En Italie, pareil, d’autant que je ne parlais pas un mot d’italien. EN : Vous n’avez pas l’air d’aimer beaucoup Paris. Vous vous en tenez éloigné à cause du milieu littéraire ? PD : C’est un peu ça. Je me dis aussi que ce n’est pas le centre du monde. Je suis né à Paris, j’y suis resté 25 ans. Ça n’est surtout pas le milieu littéraire qui me retiendrait là-bas. EN : Et les critiques ? Vous en parlez souvent dans vos livres ? PD : C’est étrange, ces rapports violents avec des gens qu’on ne connaît pas. Il y en a qui me tombent dessus. À la télévision, rien que de prononcer mon nom, j’en vois qui ne sont pas bien. La plupart sont tellement éloignés de ce que j’ai vécu. EN : Ça vous ennuie ou vous vous en fichez ? PD : Ça m’amuse. C’est pour ça que j’en parle dans mes livres. Pas du tout pour faire de la polémique. Je ne comprends pas pourquoi ils donnent tant d’importance à quelque chose qui ne les intéresse pas. EN : Avant d’être connu, vous aviez de bonnes critiques ? PD : Elles étaient meilleures au début, oui. Je faisais partie d’une frange d’écrivains un peu à part. C’est très français, ça. Non, pas français, parisien. On place la littérature à un niveau qui n’est peut-être pas justifié. En France, même les présidents veulent écrire un livre pour avoir une reconnaissance littéraire. Plus ça va, plus la littérature s’éloigne des gens. C’est dommage. Moi, quand je ne vais pas bien, je ne vais pas chez le pharmacien, mais chez le libraire. C’est vrai pour tout le monde. Si les gens savaient le bien que peut leur apporter un livre qui leur correspond ! EN : Pour vous, le livre n’est pas quelque chose de sacré ? PD : Il est tellement sacré qu’il devrait être à tout le monde. Il ne faut surtout pas en faire quelque chose de réservé. EN : Chez vous, la littérature et la vie arrivent à faire bon ménage ? PD : Oui, je ne laisse pas la littérature envahir ma vie comme une vigne vierge incontrôlable. Je ne suis pas un écrivain 24 heures sur 24. J’ai senti que ça pouvait être très dangereux. C’est un peu comme quand on arrive au bord du vide, on peut basculer si on ne fait pas attention. Ma famille m’a aidé à me pencher un peu au-dessus. Je me sentais tenu. Je savais arrêter au moment où il faut. EN : Qu’est-ce qui ne vous plaît pas dans vos livres ? PD : Ils ne sont jamais les livres que j’avais envie d’écrire au départ. J’essaye d’écrire le livre que j’ai envie de lire. Mais on change, une fois qu’il est fini. Alors, il ne me contente plus : je suis obligé d’en faire un autre. EN : Au départ, qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ? PD : Je ne supportais pas ce que je lisais en France. J’ai vraiment écrit en négatif, contre quelque chose. C’était une attitude de refus, de rejet. J’en veux à des tas d’écrivains de m’avoir fait perdre du temps. EN : Ça vous agace quand on dit : Djian, porte-parole d’une génération ? PD : C’est agaçant et stupide. Ça ne veut rien dire l’étiquette Djian-37°2, Djian-tequila, Djian-chili con carne. On n’y peut rien. En plus, je n’ai pas le sentiment d’appartenir à une génération précise. EN : Depuis que vos livres se vendent, ils ne sont plus adaptés au cinéma. PD : Beineix a vraiment remporté un gros succès avec 37°2 ! Les autres se disent aïe aïe aïe. Même Beineix a ce problème. Il avait acheté les droits de Maudit Manège et il ne le fait pas. EN : Travailler pour le cinéma, ça vous plairait ? PD : Je n’y comprends rien. Je ne sais pas travailler en équipe. J’ai refusé pas mal de choses. Je n’en ai pas besoin. J’avais envie que Cassavetes adapte un de mes livres, mais il est mort. J’aime bien Gus Van Sandt. S’il en a envie, je lui donne les droits, je ne les lui vends pas.EN : Et les prix littéraires ? PD : Je n’ai jamais pensé à ça. Avant parce que je ne rentrais pas du tout dans ce cadre. Maintenant, parce que ça serait un peu ridicule. Bon, c’est facile de dire ça parce que je vis de mes livres. Si j’avais un prix, ça ne changerait rien à ma vie. Ils devraient aller à des jeunes pas connus. Le Goncourt, ça n’est pas pour Marguerite Duras. EN : Si ça n’avait pas marché du tout, vous auriez continué à écrire ? PD : Je ne me suis jamais posé la question. Ça doit être dur de mettre ses livres dans un tiroir. EN : Avoir beaucoup d’argent, c’est un problème pour un écrivain ? PD : Je n’ai jamais pensé que les ennuis d’argent pouvaient rendre un écrivain meilleur. J’ai plutôt besoin d’avoir l’esprit tranquille. J’adapte ma vie à mes rentrées d’argent, pas l’inverse. Je vivais dans une bergerie sans eau courante ni électricité quand j’écrivais au début. EN : Et si ça ne marche plus ? PD : Je vis avec une femme et des enfants qui ne sont pas attachés aux choses matérielles. Je pourrais retourner dans ma bergerie. On était très heureux. Et puis le fait de voyager aide à ne pas s’attacher. Grâce à ma femme, j’ai toujours l’impression d’être de passage. EN : Quand elle lit vos livres, elle a raison aussi ? PD : Là, je ne sais pas. On discute sur les trucs qui ne lui plaisent pas. Une fois, j’ai jeté toute une partie d’un bouquin à cause d’elle. Elle est un des lecteurs importants dans ma vie. Si ça ne lui plaît pas, je me dis : c’est moi qui ai déconné. En même temps, je suis sûr de ce que je fais. Alors c’est difficile. Je lui en veux. EN : Vous faites la même chose avec sa peinture ? PD : Ah oui, là je suis méchant. On s’écoute beaucoup, mais on n’est jamais d’accord. EN : Les gens qui ont lu vos livres sont sans doute étonnés de voir que vous vivez avec la même femme depuis 21 ans. PD : Je suis à la fois responsable et complètement irresponsable. Ma vie se déroule sans que je m’en occupe trop. Tout arrive comme ça. Des fois, je me dis que ma femme et mes enfants sont mes meilleurs amis. Je n’ai pas de gens aussi proches que ça. J’ai besoin d’eux. EN : Vous n’êtes pas l’écrivain éthéré, alors ? PD : Ah non, surtout pas. Je veux vraiment m’occuper de ce qui se passe autour de moi. EN : Il paraît que vous allez vous marier. Félicitations. PD : Autant c’était prendre un risque que de ne pas se marier pendant tout ce temps, d’avoir des enfants, autant c’en est un de se marier maintenant. On a tout fait à l’envers. EN : Vous avez longtemps eu la réputation d’un sauvage qui ne donnait pas d’interviews. PD : Je n’en sentais pas l’utilité. Je trouvais un peu indécent de passer à la télévision. Si j’avais eu envie de me montrer, j’aurais fait du show business. J’ai changé. Entre deux livres, je suis une espèce d’imbécile qui dit tout le contraire de ce qu’il raconte dans ses romans. À la télé, je me trouve très mauvais. Moi, je n’achèterais pas un de mes livres après m’être vu dans une émission.
© Éric Neuhoff, Le Figaro, 1993
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