Philippe Djian, La lidia des mots

Saint-Sever, lundi de Pâques. Yves Harté et le signataire déjeunons ensemble. Au détour de la conversation, il me propose de me présenter son ami Philippe Djian, à l’occasion de la sortie imminente de son dernier ouvrage.
"Sotos", neuvième roman de l’écrivain, annonce d’entrée la couleur découpé en tercios à l’image de la corrida, il se déroule dans un grand Sud de fiction peuplé de toros et truffé d’évocations tauromachiques. Lecteur assidu de Djian, je ne pouvais pas laisser passer l’occasion de m’entretenir avec l’auteur de "37,2° le matin" et "Zone érogène ", entre autres romans forts des 8Omes rugissantes.
Sotos ? Des " ...petits démons qui vivent aplatis comme des galettes entre le bois et l’écorce et qu’on entend crier quand les troncs grincent et craquent à la tombée du jour... ", sortis tout droit de l’imagination d’un écrivain dont le ton et surtout le succès donnent de l’urticaire à de nombreux plumitifs. Car après huit ouvrages publiés chez Bernard Barrault, il vient d’entrer chez Gallimard. Lui qui ne grenouille pas dans le marigot littéraire. Certains gardiens du temple, fielleux comme de vieilles vaches à la cocarde, ne lui pardonnent pas. Rencontre avec un homme de mucha casta.

M. Darrieumerlou :
— Dans "Sotos", votre dernier roman, abondent les évocations de la corrida. Est-ce que la cinquantaine de courses de toros que vous avez vues a fait de vous un aficionado ? En un mot, êtes-vous converti ?

Ph. Djian :
— Ça, c’est une question que je me pose tous les jours. Je n’arrive pas à y répondre. On m’a dit tu as eu de la chance, pour commencer, de voir une très belle corrida. C’était avec Paco Ojeda à Dax. Il était sorti en triomphe. Est-ce que j’ai été empoisonné à partir de ce moment-là, je ne sais pas. J’ai senti quelque chose, je suis sorti un peu sonné. J’avais vu quelque chose d’un peu incroyable et je ne savais pas quoi. Je n’étais ni écœuré, ni mal à l’aise. Le terme "empoisonné" convient bien, je n’étais ni heureux ni satisfait. Je ne sais toujours pas pourquoi j’aime la corrida. J’ai eu une approche à mon avis agréable, car je n’avais pas d’a priori. Simplement j’étais parisien, je trouvais que je n’avais pas de racines. En venant dans les Landes, je ne pouvais pas passer à côté de la corrida. Beaucoup d’amis me déconseillaient d’y aller. Mais je voulais quand même la découvrir. Cette première course, à Dax, m’a donc laissé un souvenir particulier et inexplicable. On ne regarde pas une corrida comme un match de football. Il faut comprendre. Mais sans comprendre, j’ai senti quelque chose de fort, sans savoir ce qui m’avait plu le plus. Peut-être le temple de Ojeda. Quelque chose de l’ordre de l’harmonie. Il faudrait oublier tout ce qu’on vous a dit avant d’aller à une corrida. Tant qu’on n’a pas vu, on ne peut rien en dire. Ce que disent les écolos il ne faut pas y aller, la corrida est atroce... c’est absurde. Ou alors il faut y aller car tout-Paris y va, il faut descendre à Nîmes, c’est aussi absurde. J’ai horreur de ce côté Parisien.

M. D. :
— Outre l’image souvent présente de la corrida, il y a dans votre roman beaucoup d’érotisme, de violence... Or un certain nombre d’écrivains et d’artistes ont essayé de montrer le rapport étroit entre la corrida — donc la mort — et la sexualité. Avez-vous une opinion là-dessus ?

Ph. D. :
Pour moi, il est évident que la corrida est à la fois représentation des âges de la vie et de la manière dont on peut avoir une vision de la vie en général. Il y avait longtemps que j’avais envie de bâtir un livre là-dessus. Donc, par le fait de raccorder les tercios aux âges de la vie parce que dans mon livre il y a un jeune, un homme d’âge mûr, et un vieux par la manière qu’ont les personnages de voir la vie, on entre dans l’arène et on croit que tout va bien se passer, on est plein de force et de fougue. Puis on reçoit le premier châtiment... J’ai l’impression que la vie se passe un peu comme cela. Ça correspondait donc pour moi à une espèce de représentation un peu allégorique de la vie. Le côté littéraire a fait seulement que les tercios sont dans le désordre.
J’ai du mal à parler sexualité sans parler de mort. C’est intimement mêlé mais d’une manière aussi incompréhensible que la corrida peut être incompréhensible. On peut avoir différentes approches de la corrida. On peut avoir une approche mystique... C’est très lié, le sang, et puis ce rapport entre le toro et le torero qui se rapprochent de plus en plus au fur et à mesure que la corrida évolue. Le torero s’avance si près qu’il va peut-être être mouillé du sang... S’il n’y a pas quelque chose de sexuel là-dedans !... Et la fin, c’est la pénétration complète. La beauté du costume, c’est aussi pour plaire à la bête. C’est presque un costume de marié, il va chercher son épouse. Mais ça, c’est peut-être seulement une vision d’écrivain... C’est pour cela peut-être que la corrida gêne beaucoup de gens. Ce n’est peut-être pas la mise à mort qui les gêne, mais tout ce côté inconscient de ce rapport un peu trouble entre l’homme et la bête. Ce qui me paraît très fort dans la corrida, c’est ce côté d’un torero qui a besoin de plaire. Il est bien habillé, il y a une cérémonie de l’habillage... Je pense à un mariage, une envie de plaire à l’autre, une affaire de séduction. Mais ça ne veut pas dire que j’aime la corrida. J’ai aussi voulu me démarquer de nombreux parisiens qui, après une course, clament qu’ils sont fous de corrida. A Nîmes notamment... C’est pour cela d’ailleurs que je n’y ai jamais mis les pieds. On ne vas pas à la foire, lorsqu’on va à la corrida. Ce n’est pas non plus un défilé de mode, c’est pas la scène du Bataclan. Ce qui m’attire aussi dans la corrida, c’est cette sorte de métissage, de mélange des gens. Des gens qui communient ensemble, à ce moment-là. On ne voit pas cela à Roland-Garros. Pour moi, cela veut dire que la corrida est un spectacle important.

M. D. :
— Que pensez-vous de la littérature tauromachique ?

Ph. D. :
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En matière de littérature tauromachique et à part Hemingway, Cocteau et Garcia Lorca, je pense que beaucoup d’auteurs ont fait du mal au genre. Je pense notamment à Jean Cau. Je n’aime pas cette littérature sur la corrida. C’est trop magnifié, trop lyrique. Alors que les trois auteurs cités... J’adorais les comptes rendus dans Sud-Ouest. Je n’y comprenais rien, au début, mais c’était agréable à lire. Par contre, je n’aime pas le ton trop polémique dans les revues taurines.

M. D. :
— Quels sont les sentiments dominants que vous avez éprouvés à la sortie de la corrida ?

Ph. D. :
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C’est difficile à dire. Se sentir un peu différent, ça révèle pas mal de choses de soi. La sensation d’assister à quelque chose qui dépasse le quotidien, qui n’est le plus souvent pas très intéressant. Moi qui suis catholique mais non pratiquant, j’ai la sensation d’être à la corrida comme dans une église. Lorsque j’habitais à Boston, je me faisais envoyer les comptes rendus de corrida publiés dans la presse. Quand j’ai commencé à écrire " Sotos ", je savais que je ne pouvais pas me prétendre aficionado, mais que je pouvais me servir des impressions que je ressentais très fort.

M. D. :
— Votre meilleur souvenir en matière de corrida ? Et le plus mauvais ?

Ph. D. :
Le meilleur, c’est peut-être Ojeda à Dax, car c’était la première course à laquelle j’assistais. Après, ce sont des instants fugaces, jamais une corrida entière. Des moments importants. Les plus mauvais moments sont sans doute les mauvaises mises à mort. A Bayonne, un toro avait sauté dans le colle jdn, juste en face de moi. Cette image m’a frappé. La peur est venue bien après.

M. D. :
— La tauromachie vous intéresse-t-elle au point de vous rendre dans les "temples" que sont Madrid et Séville, par exemple, ainsi que d’aller visiter des élevages de toros ?

Ph. D. :
Je me suis renseigné sur livres et sur films à propos des élevages de toros en Espagne. Ça va faire partie d’un prochain voyage. Je n’ai pas écrit un livre spécialement pour l’aficionado, mais je ne voulais pas non plus écrire trop d’âneries sur la corrida.

M. D. :
— " Sotos " se déroule apparemment dans un Sud imaginaire. Avec un peu de Pays Basque, d’Amérique du Nord, d’Italie, de ces pays où vous avez vécu ?
Ph. D. :
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C’est un mélange des Landes, de l’Andalousie, et, pour les villes, de certaines bribes de la Nouvelle-Angleterre. Et comme j’adore Faulkner, ce mélange me plaisait bien. On invente ses personnages, pourquoi ne pas inventer également les lieux ? Il me fallait la proximité de la forêt, de la mer... C’est un comté imaginaire mais pas si imaginaire que ça. Je n’ai fait que réduire les distances.

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Après Biarritz, Boston, Florence..., à se demander si Bordeaux et les corridas proches vont retenir longtemps Philippe Djian, toujours en transit dans le Sud des pays ?... En cours d’entretien, je n’ai pas résisté à lui glisser que j’avais noté deux invraisemblances dans son texte. Sur 400 pages, c’est peu. Celle de " ...sortir de sa cape une ébauche de naturelle... ". Simple inattention, sans doute. Mais il m’a rivé mon clou en m’assurant que " la mariposa de Ignacio Sánchez Mejias... " avait existé. C’était bel et bien une manière de banderiller ainsi nommée, et non pas la fameuse et rare passe de cape popularisée par Marcial Lalanda. Il avait été chercher le renseignement aux meilleures sources. Dans " Toreros pour l’Histoire " de Paul Casanova et Pierre Dupuy...
J’ai aimé "Sotos", Djian a dû le deviner... De toute manière, il aurait eu le mot de la fin, lui qui m’affirmait que " une mauvaise corrida c’est comme un mauvais livre. On a envie que ça s’arrête vite "

© M. Darrieumerlou, Planétaires n°1457, 22/07/1993