Un baiser mou :
Le dernier
Djian n'est pas une réussite
On sait que Philippe
Djian ne pratique pas la littérature du petit doigt levé, que les
marquis du parisianisme le révulsent et qu'il ignore la langue de bois.
Que ses maîtres, Brautigan ou Kerouac, lui ont inspiré récemment une Ardoise
assez humble, à défaut d'être magique. Maudit Manège, 50 contre
1, 37°2 le matin, Echine, Lent dehors ont séduit par une sorte de
trivialité précieuse, où l'apostrophe au lecteur ne dispense pas de
l'usage du subjonctif. Mais enfin tout écrivain se fabrique son style,
et plus celui-ci est composite, plus il a de chances, sans doute, d'être
original.
Depuis quelque temps, le style Djian tourne au procédé, l'intensité
au ressassement et la fiction hard au bavardage mou. Pas simple, de
remplir avec du vide : Ça, c'est un baiser ressemble à un polar
qui ferait des manières pour n'en être pas vraiment un, un pavé
digressif, ennuyeux, confus, dévitalisé, interminable, branché sexe,
drinks, sushis, crack, Doc Martens, DHEA. L'anecdote en vaut une autre:
une fille de riche, militante un peu pute, dont la spécialité consiste
à masturber, moyennant finances, les personnes hospitalisées, est étranglée.
Son père, un grand de la chaussure, a-t-il lancé un contrat sur la tête
de sa fille? Un site Internet le prétend.
Au même rayon noir et sur des thèmes analogues de pouvoir, de
corruption et de relations glauques, Dashiell Hammett récolta une Moisson
rouge et Roman Polanski des lauriers pour Chinatown. Ici,
l'enquête, confiée en alternance à deux narrateurs policiers, Nathan
et Marie-Jo, tout à la fois coéquipiers et amants, intéresse moins
l'auteur que les considérations du flic de base à 2 000 euros par mois
sur la société, la vie, l'amour, la mort et la saucisse de Francfort :
qu'un personnage déguste cette charcuterie et vous avez droit au papier
gras, à la serviette en papier et au «linceul de moutarde», Djian n'hésitant
jamais devant une image poétique. Ni devant une pensée forte: «Le
monde est mal fait», constate le héros. «On ne devrait pas vieillir»,
décrète sa collègue. Il n'est pas certain qu'une telle hauteur de
vues assure à Djian la succession de Raymond Chandler; pour celle de
Madeleine Chapsal, en revanche, c'est bien parti.
© Michel
Grisolia, L'Express, 13/06/02 |