Pour ce que Djian dit
A propos de Ça,c'est un baiser, son dernier roman, Philippe Djian se met à table.

La première fois qu'on s'est vu, Djian, ça devait être l'hiver d'il y a dix douze ans. A Biarritz. Il vivait à Biarritz, mais les valises étaient déjà prêtes pour Florence où je ne le vis pas. Plus tard, on s'est rencontré à Bordeaux, une fois ou l'autre, puis près de Toulouse où j'habitais, c'était son chemin pour aller à Carcassonne, Stéphane Eicher y avait truffé de micros un hôtel magnifique pour enregistrer le premier disque que Djian avait écrit pour lui. On s'est revu à Lausanne, à Paris. Et pas plus tard que vendredi dernier.

La première fois qu'on s'est vu, Djian, en février 1991, on a parlé de son livre Lent dehors qui venait de sortir, de onze heures du matin à 18 h 36 (ces choses peuvent être vérifiées dans Libération du 28 février 1991, on préférerait être cru). Sans manger un morceau, sans en perdre une miette. Sauf le respect qu'on a pour les précédents, c'était déjà son meilleur livre, le plus maîtrisé, là au moins on savait où ça se passait, Saint-Pétersbourg, c'était un temps où ce journal aimait rire, où l'on admettait d'écrire à la première personne pour parler d'une personne de première. Bref, l'article avait été titré, à mon insu, «Djian bon beurre», rapport à ce qu'on n'avait pas cassé la moindre graine, ça n'avait pas plu à tout le monde, et c'est ça qui plaît, de pas plaire à tout le monde.

Aussi, cette fois, pour ne pas reproduire le même erreur, vendredi, on s'est donné directement rendez-vous au restaurant. Il attendait au bar, des lunettes sur le nez et des journaux dessous. Il restait une toute petite table ronde, des brochettes de poulet et du filet de boeuf, les filles d'à côté aimaient mieux qu'on ne fume pas, on était presque à la même table, on n'a pas fumé. Philippe Djian m'a dit la phrase qu'il me dit à chaque fois qu'il sort un livre : «Ça fait un moment que je voulais t'appeler, mais, je n'osais pas, à cause du livre, je ne voulais pas que tu crois...», j'ai dit : «Je sais bien, c'est pour ça que j'ai appelé», il a dit, pour montrer qu'on en avait assez fait question politesse : «Et puis, je n'attendais pas un barbu.» Voilà, ensuite, pour ne pas avoir l'air, on n'a plus du tout parlé de son bouquin, sinon pour dire qu'il était vachement bien, que je ne voudrais pas qu'il le prenne mal pour les autres, mais c'est un de ces meilleurs, le plus maîtrisé, qu'on savait bien où on était, en Europe, à cause des euros qu'on y paye, forcément, comme d'habitude on ne comprenait pas le titre, Ça, c'est un baiser, mais que ça lui allait bien.

Au moins, on avait mangé.

Chez lui, près du jardin du Luxembourg, on a bu des cafés en attendant la photographe. On a parlé de Biarritz, de Toulouse, de Lausanne, de politique, des gens qu'on aime, femme et enfants, de ces enfants assez grands qu'on a et qui commencent à sacrément nous épater, des gens qu'on aime et qui meurent quand même, les vaches. On a dit un peu de mal des critiques et des écrivains, du bien de son chat, un singapoura comme il n'y en a pas deux des beautés pareilles, Soonga, on s'est montré des plans de maison, des projets de week-end, on s'est promis de boire du vouvray un de ces quatre, vu qu'on risque d'en avoir l'occasion. Voyez, de choses et d'autres. Dans nos métiers, ça repose. Souvent, lorsqu'on se connaît moins bien, on ne mange pas et on se croit obligé de parler littérature.

La photographe a sonné, elle a été charmante et efficace, elle m'a demandé de me tenir à l'écart, sous prétexte que Philippe n'avait pas une bonne tête lorsque je le regardais. Je ne l'ai pas mal pris. Djian lui a dit, je préférerais que vous choisissiez un angle où on ne voit pas trop chez moi, elle l'a placé devant la fenêtre d'où on ne voit que chez les autres. Et là je me suis dit qu'il allait me falloir ramer question dix feuillets, parce que, comme tout ce qui précède regarde un peu chez lui, je pouvais bien le mettre au panier. Cette fois, on n'avait pas de train à prendre, on habitait la même ville, appelés à se revoir, on s'est quitté sans regarder l'heure, et Djian m'a dit : «T'en fais pas pour l'article, tu recopieras des vieux trucs que tu as fait, c'était pas si mal et tout le monde a oublié», enfin, quelque chose comme ça, ou alors c'est moi qui l'ai dit.

Voilà, je n'étais guère plus avancé que le premier jour, celui où on avait jeûné, il y a onze ans, au début de l'article j'avais recopié l'avant-dernière phrase de Lent dehors, le livre d'alors, pour qu'on comprenne bien que le journaliste hésite à se mêler de ce qui ne le regarde pas : «Bien sûr qu'ils vont compter tes adverbes, tes malgré que, et mesurer la taille de tes ellipses... c'est leur métier... Mais toi, tu n'es pas en train de couper une robe de soie, tu écris un livre... ! Ne t'occupe pas de ce qu'on écrit sur toi, que ce soit bon ou mauvais. Evite les endroits où l'on parle des livres. N'écoute personne. Si quelqu'un se penche sur ton épaule, bondis et frappe-le au visage. Ne tiens pas de discours sur ton travail, il n'y a rien à en dire. Ne te demande pas pourquoi ni pour qui tu écris mais pense que chacune de tes phrases pourrait être la dernière.»

Après tout, des conversations avec Philippe Djian, ce n'est pas ce qui manque, des livres entiers, on peut les lire, avec des téméraires ou des masos : Jean-Louis Ezine (Entre nous soit dit, Plon, 1996), qu'on a oublié à Toulouse, Catherine Moreau (Au plus près, La passe du vent, 1999) dont on connaissait de vue la thèse universitaire l'Esthétique de Djian et qui, cette fois, se lance dans le questionnaire de Proust, ou Catherine Flohic (Philippe Djian revisité, Les Flohic, 2000) qu'on a lu hier après l'avoir laissé reposer deux ans sur une étagère. Djian n'aime pas s'expliquer, il pense que les écrivains sont dans leurs livres, avec leur vision du monde, leurs peurs, leur doutes, leur énergie, pas la peine d'en rajouter, ses dettes envers les livres lus sont payées comptant et nommément dans ses romans, son style, son style évident, sans quoi il n'y a pas d'écrivain, et pour ceux qui n'auraient pas compris, il a publié voici quelques mois Ardoise (Julliard, 2002, voir le compte rendu de Philippe Lançon dans Libération du 31 janvier 2002), un exercice d'admiration, de modestie et d'ambition. Mais Philippe Djian est un garçon courtois, il répond lorsqu'on lui parle dans l'oreille gauche, de la droite il n'entend pas, on peut se reporter aux ouvrages cités.

Bon, allez : Philippe Djian est né le 3 juin 1949 à Paris dans le XIVe arrondissement, d'André Djian, né à Oran, et Lucienne Djian, née Gschind, à Paris. La famille vit depuis toujours rue Taylor, elle n'est pas riche, dans le Xe, les trois enfants sont des garçons. Il apprend à lire dans ce qui lui tombe sous la main, la poésie en écoutant Léo Ferré, et la vie en ne traînant pas trop à l'école. Il comprend assez jeune qu'on reçoit beaucoup de femmes plus âgées. Il se met à écrire dans des cahiers à la demande d'un ami qu'il trouve plus doué que lui, Jérôme, avec qui il voyage en Amérique latine.

Il choisit de plus en plus sérieusement ses lectures, Céline, Faulkner. Fait d'autres métiers, des paquets pour Gallimard, des photos pour l'Huma-Dimanche, des interviews pour le Magazine littéraire, des histoires vaguement vraies pour Détective. De la maçonnerie pour les Corbières, du péage pour les autoroutes. Il prend soin de lui et de ceux qu'il aime. Puis un beau jour, il se met à écrire pour être lu. En 1981 un premier recueil de nouvelles, 50 contre 1, rencontre l'éditeur Bernard Barrault, le début de dix ans de fidélité. 1983: Bleu comme l'enfer, le premier roman casse la baraque, Yves Boisset en fait un film oubliable et lucratif, deux ans et deux romans plus tard, c'est 37°2 le matin, un film de Beineix, un succès foudroyant, le livre et le film s'épaulent sans se nuire, au bout du compte, plus de 500 000 exemplaires sont vendus, tout le monde sait ça, et c'est là que Djian commence à énerver. Le succès est rarement impuni. On le trouve trop ceci, pas assez cela, trop américain, pas assez français, trop violent, pas assez poli, trop original, pas assez correct (grammaticalement), trop sexe, pas assez moral, trop rock'n'roll, pas assez classique, trop connu, pas assez médiatique. Djian s'en fout, Djian dit qu'il s'en fout, il ramasse ses petites affaires, femme et enfants, et file écrire ailleurs.

Ça prendra du temps, cinq, dix, quinze ans, ça dépend des gens, pour qu'on comprenne que ce type n'est ni un mythe, ni une icône, ni le symbole d'une génération, mais un écrivain, tout simplement un écrivain, c'est-à-dire un type rare qui passe six, huit heures par jour devant sa table de travail à faire des phrases, de vraies phrases de professionnel, des phrases qu'aucun autre ne saurait faire (ils en font d'autres), des phrases qui, mises bout à bout, finissent par démêler un peu de notre horizon, par mettre un peu de netteté dans le chaos du monde, pas du calme, non, de la netteté, de l'honnêteté. On a fini (on finira) par voir que ses livres ne parlent que de littérature, de style, démonstration à l'appui avec l'histoire en cours, une langue secrète qui atteint du même coup l'intelligence et l'estomac.

Après dix ans de carrière, Djian a quitté Barrault pour Gallimard. Les uns se sont moqués de Djian, les autres de Gallimard. Lui a continué à donner des livres de plus en plus proches de son projet : écrire, écrire des livres nouveaux dans une langue assez nouvelle pour qu'elle vaille la peine d'être dite, assez classique pour qu'on l'entende. Assez charnue pour prendre corps, assez drôle, vivante, pour être lue d'ahan.

Voilà, Philippe Djian est un sauvage très attentif et très civilisé, dans le livre où Catherine Flohic le visite, on trouve page 87 la reproduction de l'arrêté du ministre de la Culture et de la Francophonie qui nomme en ce jour du 20 avril 1995, le citoyen Djian Philippe chevalier de l'ordre des arts et lettres, vous parlez d'un sauvage, un type qui, en février 1999, accepte de prononcer le discours d'ouverture du colloque «Repenser les processus créateurs», à Sydney, en Australie, en février, on prend aussi des bains de mer. Le texte du discours est reproduit en fin de volume. Après quelques phrases de politesse, Djian y enfourche un de ses dadas: «J'ai toujours pensé que le livre existait avant même que je ne commence à l'écrire. J'imaginais qu'un bout de fil dépassait du sol et que si je m'y prenais avec patience et adresse, j'allais pouvoir tirer toute la bobine sans rien casser (...). La première phrase, si vous préférez. J'y attache personnellement la plus extrême importance car je considère qu'elle renferme, dans une certaine mesure, le roman tout entier (... on coupe un peu, on n'est pas à Sydney). Elle va décider, par sa taille et sa forme, de la direction et de l'humeur du livre à venir. Il est donc conseillé de la tourner et la retourner dans tous les sens, d'en examiner les moindres détails durant quelques jours avant de se précipiter car ensuite, il sera trop tard (...). Sa rumination systématique et attentive fournit la plupart du temps une foule d'indications secondaires invisibles au premier coup d'oeil, telles que la situation climatique, sinon géographique, le milieu social dans lequel nous allons évoluer, l'état d'esprit du narrateur ainsi que ses préoccupations et par là sa vision du monde (...). Reste que tomber sur la bonne première phrase est un coup de chance.» Voilà pour la théorie, Sydney, février 1999.

Bien. Prenons la première phrase de Ca, c'est un baiser, le roman neuf : «On lui avait cassé les dents.» Et maintenant, allez-y, tirer doucement sur le fil, en principe, si vous ne faites pas les cons, il y a près de quatre cents pages qui dorment là dessous et qui ne demandent qu'à venir, vous prenez «on lui avait» dans la main droite, «cassé les dents» dans la gauche, bien appuyé sur vos jambes et vous tirez. Vous voyez, c'est un métier. Ça ne vient pas tout seul, on voulait vous y voir, on vous y a vu. En fait, il ou elle ne se les ai pas cassées toute seule, les dents, «on» les lui avait cassées. Qui ça «on» ?, en général, c'est plutôt contre son gré qu'on se fait casser les dents. Faudrait prévenir la police, peut-être même écrire un roman policier. Ça tombe bien, Nathan est flic, c'est lui qui raconte, c'est lui qui dit qu'«on lui avait cassé les dents». C'est écrit au-dessus, «Nathan». Va pour un roman policier, Jennifer, c'est la fille à qui on a cassé les dents, est raide morte. Nathan s'y colle avec sa collègue Marie-Jo, quatre vingt-dix kilos, si vous croyez que ça l'amuse, elle fait un régime et préférerait la ligne mannequin, comme Chris et Paula, les femmes de Nathan, mais après tout, elle s'en fout puisque c'est elle qu'il baise, Nathan. Voyez, on avance, on est un peu aidé d'avoir déjà lu le livre en entier, mais tout de même, ça tient, non ?

Djian dit qu'il n'y tenait pas plus que ça, écrire un roman policier, mais pourquoi pas, dire «je» à la place d'un flic, ça change des écrivains, sans compter, forcément, que ce flic-là, ça le chatouille un peu l'écriture, il prend des cours. Et même à la place d'une fliquesse : les chapitres alternent, un coup c'est Nathan qui parle, un coup Marie-Jo, la langue de fille bien pendue sous la plume d'un mec pas bégueule. L'autre, la fille sans dents, étranglée sur la moquette, s'appelle Jennifer Brennen. Nathan la connaît un peu vu qu'elle passe de temps en temps à l'hôpital faire des pipes à 20 euros aux malades intéressés, et que lui, Nathan, dans son métier, ça lui arrive d'être allongé sur un lit d'hôpital avec toutes ces balles qui se perdent. Enfin, bref, Jennifer Brennen, elle est surtout connue pour être la fille révoltée de Paul Brennen, le roi de la chaussure de sport qui pourrait bien avoir commandité sa mort, en tout cas, Nathan en mettrait sa main à couper.

Bon, maintenant, c'est difficile à dire, les romans policiers, il ne faut pas raconter la fin, on trouvera l'assassin, certes, il sera puni, avec de sacrés dégâts collatéraux, des couples se feront et se déferont, des histoires de cul qui tomberont pas dans l'oreille d'un voyeur, de la misère humaine (mais pas que), cinq ou six vannes sur Catherine Millet lorsque Marie-Jo a la parole, un Kerouac fraternel, de la jalousie comme preuve d'amour et ce regard des autres qu'on cherche sans cesse pour savoir qu'on existe. Une manifestation antimondialisation sous les fenêtres du chausseur multinational, manif meurtrière, façon Gênes ou Seattle en pire, et une vraie fin de polar, morale et méchante, même si les moyens de l'enquête ne renouvellent guère le genre. Ce n'est pas ce qu'on attend de Djian, on lui demande du style, de la langue, de l'énergie à nous secouer, on lui demande de mériter notre confiance pour son travail bien fait. On arrête, Djian s'en fout de ce qu'on en pense.

C'est lui qui le dit. Dans le manifeste de Sydney, Philippe Djian ne cite qu'un seul passage de son oeuvre : «Ne t'occupe pas de ce qu'on écrit sur toi, que ce soit bon ou mauvais. Evite les endroits où l'on parle des livres. N'écoute personne. Si quelqu'un se penche sur ton épaule, bondis et frappe-le au visage. Ne tiens pas de discours sur ton travail, il n'y a rien à en dire. Ne te demande pas pourquoi ni pour qui tu écris mais pense que chacune de tes phrases pourrait être la dernière.» Exactement les phrases qui m'avaient flanqué la trouille voilà onze ans, la première fois qu'on s'est vu, alors merde.

© Jean-Baptiste HARANG, Libération (30/05/02).