Coups de Blues


Coups de blues

Sous couvert de roman policier, Philippe Djian poursuit sa chronique d'une génération désenchantée.

Cela fait longtemps que Philippe Djian s'aventure du côté du roman policier. Cette fois-ci, il prend carrément, et en leur donnant à tour de rôle la parole, deux personnages de flics, Nathan et Marie-Jo, officiers de police, coéquipiers dans le métier et parfois sur l'oreiller, chargés d'enquêter ensemble sur le meurtre de Jennifer Brennen, la fille unique d'un grand timonier de l'économie mondiale. Seulement, ce ne sont pas (on pouvait s'en douter : Djian n'a jamais particulièrement aimé les fiers-à-bras) des flics comme les autres ; ils semblent avoir plus d'états d'âme que de service. Marie-Jo, 90 kilos, est surtout préoccupée par ses régimes amaigrissants, s'échine à courir à travers les parcs avec des haltères de trois kilos dans les poings, se voit elle-même, entre deux filatures, deux interrogatoir! es, comme une "ménagère siphonnée" en quête de cosmétiques à bas prix, est plutôt déprimée, en a sa claque de "voir des gens qui se battent, des gens qui s'entretuent, qui usurpent, qui trahissent", se demande comment supporter la ville, "cette fureur vingt-quatre heures sur vingt-quatre". Elle est surtout très sentimentale, "il y a une seule chose qui nous illumine dans cette vie, qui vous remplit une petite poche de lumière. C'est nos sentiments", reste une romantique, même si elle ne veut plus la lune, n'est pas "censée faire la fine bouche". Elle aime Nathan si fort parfois qu'elle entend "l'écho lointain de quelque chose qui pourrait la tuer".

Nathan, lui, sorte de Columbo plus nonchalant et sensuel, approchant la cinquantaine (Djian devient le spécialiste de l'analyse de cette crise), a autant de coups de blues, l'impression de ne plus avancer, éprouve un "sentiment d'obstruction tous azimuts", une nostalgie permanente pour le bon temps du "solide appétit, du sommeil de plomb, de la sexualité insouciante et de l'abondance des produits illicites". Il se sent largué depuis que sa femme, Chris, l'a abandonné. D'autant que celle-ci affiche son épanouissement sexuel avec Wolf, un très beau Nordique, dont la cuisse est assez solide pour être vibromasseuse (scène d'un érotisme très acrobatique...) et qui sera un des piliers de la grande manifestation antimondialisation qui s'annonce. Il y a d'autres personnages autour : Frank, l'ex-mari de Marie-Jo, devenu homosexuel et animateur d'ateliers d'! ;écriture ; Eve Moravini, qui règne sur le prêt-à-porter et court les séances d'ultraviolets pour donner le change, avec toujours "un peu de poudre encore collée aux narines". Personne ne va bien, perméable à l'ambiance morbide de la société actuelle. Philippe Djian excelle dans l'observation, mi-complice mi-ironique, de ces anciens babas cool, excités et perdus, qui ne savent plus où se situer, pris entre le regret des excès et les ébauches d'une vie saine - jus de fruits, muscu et cardio -, entre la nostalgie de la liberté et le ralliement confortable à l'empire technologique, ne fréquentent des endroits "tendance" que pour se donner, quelques instants, l'illusion de n'être pas dépassés, portent des Nike ou des Adidas pour se croire encore dans la course, embrassent la cause antimondialisation pour tenter de retrouver le plaisir d! es slogans, la fièvre des idéaux et des combats perdu! s.

Le meilleur de Djian est dans cette chronique, entamée dans Assassins, approfondie dans Vers chez les Blancs d'un désenchantement, d'un impossible rétablissement de toute une génération. Malheureusement - par souci de plaire ? Remords commercial ? -, comme s'il s'apercevait qu'il avait annoncé un roman policier et se hâtait d'honorer son contrat de départ, Djian enchaîne, vers la fin, les épisodes spectaculaires (capture de l'assassin, qu'on avait d'ailleurs presque oublié, avec ce qu'il faut de violence, de sang et de rapports sadiques), aligne les morts, comme bâclées, traite la scène de la grande manifestation en coup de vent, en faisant de Chris une sorte de Nikita de boulevard. On ne croit pas à cette montée de fièvre, tout devient artificiel, jure avec le ton d'intimisme désabusé de l'ensemble du roman! . "Est-ce qu'on a envie d'un monde où tout ne serait que divertissement et consommation ?", disait Nathan. Sa réponse est non, évidemment. On suppose que c'est aussi celle de Djian. Pourquoi n'applique-t-il pas ce "non" jusqu'au bout dans ses propres livres ?

© Jean-Noël Pancrazi, Le Monde, 13/06/02.