Le bruit et la fureur
Jennifer
Brennen, fille d'un PDG-Lui-Même-Maître-Du-Monde, est retrouvée
assassinée dans l'hôpital où elle exerçait ses talents buccaux pour
la plus grande joie des patients et une somme modique. Une façon comme
une autre de tuer le père, à laquelle s'ajoute un engagement
contestataire qui fait d'elle une pasionaria de la lutte
anti-mondialisation. Pour Nathan et Marie-Jo, les deux flics mis sur
l'affaire, les pistes sont multiples : assassinat du vilain petit canard
de la dynastie Brennen (hypothèse Sophocle) ? réglement de comptes
entre militants (hypothèse Sartre) ? ou simple crime crapuleux, gratuit
et violent comme il leur en tombe chaque jour par dizaines sur les épaules
(hypothèse Easton Ellis) ?
La scène d'ouverture du nouveau roman de Philippe Djian, c'est le moins
qu'on puisse en attendre, fonctionne comme un condensé des quelque 350
pages qui vont suivre : il y est question d'une affaire de meurtre à résoudre,
mais aussi des rapports complexes entre Marie-Jo, quatre-vingt-dix kilos
de charme pur et de sale caractère, et son collègue Nathan, flic
quadragénaire en plein divorce, de la marche (au supplice) du monde et
du désordre ironique des choses. Une auberge espagnole qui, au fil des
pages, donne moins le frisson que le fou rire et laisse, en tout cas,
admiratif du style Djian. C'est au moins ça de pris : en ces temps de
surproduction éditoriale, il est toujours réconfortant de voir que l'écriture
peut aussi être considérée comme une chose sérieuse - ce qui ne
signifie pas que l'écrivain se prenne au sérieux. Bref, depuis Crocodiles,
Lent dehors, soit un peu plus de dix ans, le lecteur sait qu'en
ouvrant un Djian, bon ou mauvais millésime, il ne sera pas trompé sur
la marchandise. Ici, le romancier se montre le digne héritier des "behavioristes"
américains et parvient à une maîtrise impressionnante dans l'écriture
de l'oralité. La narration ne souffre d'aucune faiblesse de rythme et,
qualité suprême, aucune phrase ne trahit l'effort et le labeur.
Si le cru 2002 déroute, c'est bien plutôt par son aspect décousu, son
flirt inabouti avec plusieurs genres, son absence d'épine dorsale. A
l'image d'un monde qui vit son apocalypse joyeuse, l'histoire fuit de
toutes parts, les personnages prennent en pleine figure, et sans
distinction, petits bonheurs et cataclysmes du quotidien ; leurs
gesticulations, leur peur de la solitude comme de l'engagement, leur défense
par l'humour ou l'indifférence composent une symphonie humaine pleine
de bruit et de fureur qui, si elle ne signifie rien, renvoie tout de même
à quelques questionnements essentiels : sur l'amour, le sens du combat
idéologique, la paradoxale perte de repères de l'individu à une époque
d'individualisme-roi.
C'est sans doute dans cette vision très sombre d'un monde où les
boeings percutent des gratte-ciel et où les romans de Madeleine Chapsal
(pardon : de Catherine Millet) se vendent comme des petits pains que réside
la nouveauté de Ça, c'est un baiser. Et aussi dans la réponse
qu'y apporte l'auteur : oubliés le vertige des sens, le salut par l'écriture
; seule la "résignation active", moderne stoïcisme, paraît
ici à même d'assurer la survie de l'homme.
© Pierre Brévignon, Paru.com
(11/06/02)
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