Noir comme l'enfer

Les personnages d'écrivains hantent l'œuvre de Philippe Djian. Depuis le célèbre auteur incompris de 37°2 le matin à cet autre qui, dans Vers chez les blancs, se met à l'écriture d'un roman porno pour renflouer son compte en banque; en passant par le poète vieillissant de Maudit manège, l'amer romancier et auteur de scénaris d'Échine, et, enfin, l'écrivain en herbe de Ça, c'est un baiser, dernier opus signé Djian. Mais dans ce dix-huitième titre d'un auteur en pleine maturité, Nathan, le héros écrivain, fou de Kerouac, a un métier qui le fait se démarquer de ses prédécesseurs.
Il est policier. Enquêteur. Travaillant, dans une grande ville jamais nommée, à élucider des meurtres, trouver des coupables, les jeter en prison. Et dans ses rares moments libres, noircir des pages qu'il montrera, la mort dans l'âme, à un professeur de lettres qui lui prodigue des conseils aussi précieux que démoralisants ("Ne viens pas me raconter que tu n'as pas eu assez de temps. Ou qu'on t'a dérangé. J'entends ces conneries des millions de fois par jour.").
Djian, auteur de polars? Et pourquoi pas. Après tout, comme le répète le professeur à Nathan: "Il n'y a pas de genre mineur. Il n'y a que des écrivains mineurs." Et Djian, qui n'en est pas un, ne se gêne pas pour pervertir le genre, corrompre ses héros et démolir les mythes, ce qui fâchera les uns et forcera l'admiration des autres.
Ça, c'est un baiser
est un récit à deux voix qui vont alternant. Celle de Nathan, la presque quarantaine cynique, désabusée, amère, qui ne se remet pas de sa séparation avec sa femme Chris, militante de toutes les causes et amoureuse d'une espèce de gourou de l'antimondialisation. Celle de Marie-Jo, sa coéquipière et amante de 32 ans, courageuse, forte, jalouse à mort de son "petit Kerouac des sous-sols", et obsédée par son poids (elle frôle les 90 kilos). Point de départ de ce polar hautement atypique: le meurtre de Jennifer Brennen, fille d'un magnat de la chaussure de sport que tous les antimondialistes voudraient voir aux enfers. "Je te l'ai dit, fait l'un d'eux. J'ai été de toutes les campagnes contre Nike. On m'aperçoit dans le film de Michael Moore. Enfin, bref. Mais Brennen, lui, je le conduirais bien sur son bûcher."
Normalement, Marie-Jo et Nathan devraient unir leurs forces pour découvrir qui a tué Jennifer Brennen. Mais comme rien ne se passe selon les normes dans ce monde où ça "craque de tous les côtés", Nathan et Marie-Jo feront chacun de leur côté leur propre enquête. Ce qui, évidemment, les mènera à leur perte.

Écrivain de la réalité

Moins polar que roman noir, Ça, c'est un baiser prend le prétexte d'une enquête pour dépeindre une société où tout est désormais possible: où l'on peut être prof de littérature, gai et marié à une femme policière; où l'on peut être flic, écrivain et fracasser des vitrines pour plaire à son ex-femme militante; où l'on peut être policière, obèse, et désirable. Une société qui baigne dans une atmosphère post-attentats ("Plus on cherchait à la reprendre en main, d'une poigne autoritaire, plus le ciel rougeoyait - sans même parler des tours qui s'effondraient, des ponts qui valsaient, des types qui se faisaient sauter au milieu de la foule"), où plane, partout, la menace des multinationales ("Est-ce que tu sais que George Fisher, le P-DG d'Eastman Kodak, a supprimé plus de vingt mille emplois en 1997, et qu'il a eu, la même année, un portefeuille d'actions estimé à soixante millions de dollars?"). Un monde désabusé, inquiet, qui "dort la lumière allumée". Et pourtant... "Malgré nos efforts acharnés pour massacrer ce monde, dira Marie-Jo, le rendre invivable, le rendre odieux, le recouvrir de notre crasse, de notre bêtise, de nos sentiments haineux, malgré tous nos maudits efforts pour le salir et l'enterrer sous nos bombes, malgré tout ça", on peut encore voir, en levant les yeux, s'étaler "un ciel magnifique, d'une beauté absolue".
Malgré certaines longueurs, malgré le côté un peu lâche, improvisé, de l'enquête, il reste de cette lecture l'impression que Djian est en prise directe sur la réalité, les antennes pointées sur l'Occident, témoin lucide, indispensable, d'une époque folle.

© Marie-Claude Fortin, voir.ca (08/2002)