"Inspecteur
Philippe Djian"
Avec «Ça, c’est
un baiser», il surprend en investissant un territoire inusable:
le roman policier. Mais c’est pour corrompre le genre, et notre
homme ramène alors l’affaire à ses seules préoccupations: la
quête identitaire et le travail des mots.
Il hésite avant de répondre. Il ne
sait pas qu’en penser. Djian est rarement sûr de penser dans le
mille. Il se contente d’essayer de penser avec sincérité, avec
ce quelque chose qui demeure toujours révolutionnaire: une sorte
de respect. C’est un style, une élégance aussi inusable que
ses T-shirts noirs et sa façon de se caresser le crâne. Il vous
demande si tout va bien, il remplit votre verre, il s’inquiète
de votre femme, de vos enfants, tout juste s’il ne se lève pas
pour masser un peu vos épaules. Il finit par dire: «Je crois que
j’aurais fait un très mauvais flic.»
Djian romancier
On l’avait laissé il y a deux
ans en train de ligoter à la nippone un certain nombre de femmes
dans Vers chez les Blancs, roman où la pornographie prenait des
airs de rédemption face à l’effondrement d’une vie. On le
retrouve dans un commissariat. Avec deux héros, une femme trop
grosse et un homme trop perdu, qui font comme ils peuvent leur
boulot de flic (lire encadré ci-contre). Durant quelques pages,
une fois la surprise passée, on croit que Ça, c’est un baiser
va nous faire le coup du roman de genre: un bon polar. «Tout le
monde croit que j’ai lu des tas de livres policiers, que je me
suis nourri de polars américains durant toute ma vie. C’est
faux. J’ai dû en lire cinq à tout casser.»
Voilà pour le travail de recherche. Il n’est pas du genre à
aller passer une semaine dans une fourgonnette bleue pour faire du
documentaire. Le documentaliste, c’est lui: un univers, une manière
de considérer le monde et le placement d’une virgule comme une
histoire de morale. Il le pense vraiment, il ne pose pas en littérateur.
Mais, lorsqu’on lui demande s’il est écrivain, il répond
qu’il est plutôt romancier: il revendique un imaginaire et un
regard.
Djian artisan
Philippe Djian croit aussi à
l’artisanat, à la fidélité aux choses, aux humeurs et aux
gens. Il aime toujours Leonard Cohen, Lou Reed ou Captain
Beefheart. Il demeure bouleversé par quelques lignes de Céline,
John Fante ou de Son Immensité Jack Kerouac. Il vénérait tout
cela et d’autres choses bien avant que ce fut devenu une mode et
bientôt une culture. Il se fout des modes, il se demande
seulement en permanence ce qui lui fait hérisser les poils d’émotion,
ce qui lui met le feu au cœur et aux tripes. Il a longtemps passé
pour un gars infréquentable, un misanthrope un peu rock et un peu
discret, plutôt rentre-dedans avec les donneurs de leçon du Café
de Flore ou de la Closerie des Lilas. Il a toujours écrit les
livres qu’il avait envie de lire, sans se soucier d’autre
chose que de malaxer les mots, les phrases, de construire des
choses qui ne sont qu’à lui. Devant un Suisse, il compare ça
à une montre: «Ce sont des rouages, des mécaniques, des façons
de s’y prendre pour que tout sonne juste.»
Dans son polar, il s’est ainsi beaucoup intéressé aux
dialogues. A la manière de les faire rebondir, comment leur
donner une urgence, un vocabulaire et des expressions qui
fabriquent l’illusion du langage parlé. «Céline comparaît
cela à un bâton qu’on trempe dans l’eau: le reflet n’est
pas droit. Pour donner le sentiment que c’est droit, il faut
d’abord casser le bâton.» On pourrait en dire autant de ce
livre: une façon de corrompre le genre policier, d’emmener le
lecteur dans ce qui ressemble à une enquête, mais qui n’est
que l’interrogation identitaire au centre de tous ses romans: «Qu’est-ce
que je suis? Un romancier, un père, un amant? Je passe mon temps
à rencontrer des gens qui, lorsqu’on leur pose la question, se
contentent de donner leur profession. Je n’arrive pas à me
satisfaire de ça et j’ai la chance de pouvoir consacrer pas mal
de temps à y réfléchir.» Il n’a toujours pas le fin mot de
l’affaire et continue du coup à écrire sur la question. Les
personnages de Ça, c’est un baiser en sont l’actuel avatar,
toujours en train de voir leur enquête criminelle contrariée par
de problèmes existentiels, quotidiens, amoureux.
Djian apaisé
Il s’amuse plus qu’autrefois en
écrivant. Au final, il est aujourd’hui presque un classique.
Avec le temps, ses détracteurs se sont usés dans l’amertume et
il bénéficie d’une sorte d’empathie avec une génération de
lecteurs et d’écrivains qui l’ont reconnu comme un défricheur
de territoires. Il n’est plus dans le combat, il est dans la vérité.
«J’ai retrouvé une liberté qui était celle de mes premiers
livres, la maturité en plus.»
Il ne cherche plus à prouver grand-chose, il se demande même si
l’estime qu’on lui porte n’est pas vaguement suspecte, si
les anciens ennemis qui lui trouvent désormais du talent ne sont
pas des faux culs opportunistes. On a envie de le détromper, de
lui dire que, après tout, la vie fait son œuvre et qu’elle ne
se trompe pas toujours. Il écrit des romans qui commencent
parfois comme des comédies et se terminent souvent en tragédies
intimes. Mais écrire, c’est résister, c’est aimer et prendre
la vie dans ses bras. Ecrire: ça, c’est un baiser.
© Christophe
Passer , Webdo, mai 2002.
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