Se rêvant
écrivain américain, Vous allez dire qu'on est de mauvaise
foi, et vous aurez partiellement raison ; c'est qu'on hésite un peu
(parce que l'auteur a quelques qualités, dont la discrétion médiatique)
à dire tout le mal qu'on pense de Criminels, neuvième roman de
Djian et deuxième volet d'une trilogie, ouverte par Assassins,
dont l'action se déroule au bord d'un fleuve nommé Sainte-Bob (notons
que ledit Sainte-Bob a été pollué au point de charrier les poissons
morts, mais c'était dans le précédent roman, en 1994, les écolos
avaient encore la cote : deux ans plus tard, ça ne sent plus le poisson
mort dans le fleuve de Djian ; c'est à ce genre de détails qu'on voit
qu'un auteur a du nez). Le narrateur s'appelle Francis ; il raconte au
présent de l'indicatif, avec un pesant respect de la chronologie, l'espèce
de dépression épaisse qui l'habite à l'orée de sa sixième décennie
d'existence. C'est que Francis le Français moyen a des problèmes avec
son boulot, avec sa copine, avec son père, avec son fils, avec son frère,
avec ses amis (dont un flic obtus que NTM nous pardonne le pléonasme
qui fume du haschisch, ha ha ha !), mais aussi avec un tas de neige,
avec sa voiture, etc. et il a bien l'intention de nous faire partager
tout ça dans le détail, c'est-à-dire en 242 pages très tassées.
Pour une fois, la quatrième de couverture donne une idée assez précise
du résultat : "Les personnages de Criminels parlent sans
espérer vraiment être entendus : pour se rassurer, peut-être, pour
savoir où ils en sont, pour se persuader qu'ils existent. Ils
pourraient aussi bien crier, ou gémir, ou chanter" au rythme
de dialogues aussi abondants que l'oxygène y est rare, des dialogues où
la seule chose vraiment drôle est la liste des "dis-je",
"remarqué-je" et autres "chuchotons-nous",
"annonce Monique", "insiste Ralph", "répond
Juliette", "réagit mollement Victor" (tous ces
exemples dans la seule page 217, prise au hasard). Bref, une littérature
du symptôme, qui prétend, au motif de le décrire, y happer son
lecteur, l'y faire basculer au nom d'une des rares pensées construites
que le livre contienne, l'exergue : "Pour l'essentiel, chacun
pourrait être n'importe qui d'autre. Il faut s'y résoudre." Cette
citation programmatique est de l'Américain Richard Ford, et ce n'est
pas anodin, quand Djian se rêve écrivain américain. Il fait beaucoup
d'efforts en ce sens, racontant ses histoires à la façon d'un Carver,
d'un Dixon. La différence, c'est que Djian n'est pas américain, il est
même furieusement français (il serait d'ailleurs judicieux de le
comparer à Christian Bobin, dont il est une exacte contre-épreuve : là
où le second s'extasie sur les gentils moineaux, le premier enfonce son
chapeau en attendant la fiente qui ne manquera pas de lui tomber
dessus), et c'est pourquoi il est condamné à un laborieux effort
d'imitation de quelque chose qui lui échappe, ne serait-ce que par son
point de vue : quand un Carver, dans la lignée d'Hemingway, passe les
apparences au papier de verre, c'est sa propre vie qu'il met en jeu,
qu'il met à nu au pays de l'individualisme roi. Chez Djian, c'est plutôt
celle du pilier de bistrot voisin, qu'il prétend connaître jusqu'en
son désespoir, et qu'il réduit, du coup, à son monologue larvaire. Et
c'est bien au cœur de ce décalage que naît le sentiment de sclérose
du langage qui rend la lecture d'autant plus étouffante, bien sûr,
qu'on connaît l'étendue du public de Djian. © Bertrand Leclair, Les Inrockuptibles (29/01/1997) |