Se rêvant écrivain américain,
Philippe Djian est condamné à l'effort d'imitation.

Vous allez dire qu'on est de mauvaise foi, et vous aurez partiellement raison ; c'est qu'on hésite un peu (parce que l'auteur a quelques qualités, dont la discrétion médiatique) à dire tout le mal qu'on pense de Criminels, neuvième roman de Djian et deuxième volet d'une trilogie, ouverte par Assassins, dont l'action se déroule au bord d'un fleuve nommé Sainte-Bob (notons que ledit Sainte-Bob a été pollué au point de charrier les poissons morts, mais c'était dans le précédent roman, en 1994, les écolos avaient encore la cote : deux ans plus tard, ça ne sent plus le poisson mort dans le fleuve de Djian ; c'est à ce genre de détails qu'on voit qu'un auteur a du nez). Le narrateur s'appelle Francis ; il raconte au présent de l'indicatif, avec un pesant respect de la chronologie, l'espèce de dépression épaisse qui l'habite à l'orée de sa sixième décennie d'existence. C'est que Francis le Français moyen a des problèmes avec son boulot, avec sa copine, avec son père, avec son fils, avec son frère, avec ses amis (dont un flic obtus ­ que NTM nous pardonne le pléonasme ­ qui fume du haschisch, ha ha ha !), mais aussi avec un tas de neige, avec sa voiture, etc. et il a bien l'intention de nous faire partager tout ça dans le détail, c'est-à-dire en 242 pages très tassées. Pour une fois, la quatrième de couverture donne une idée assez précise du résultat : "Les personnages de Criminels parlent sans espérer vraiment être entendus : pour se rassurer, peut-être, pour savoir où ils en sont, pour se persuader qu'ils existent. Ils pourraient aussi bien crier, ou gémir, ou chanter" au rythme de dialogues aussi abondants que l'oxygène y est rare, des dialogues où la seule chose vraiment drôle est la liste des "dis-je", "remarqué-je" et autres "chuchotons-nous", "annonce Monique", "insiste Ralph", "répond Juliette", "réagit mollement Victor" (tous ces exemples dans la seule page 217, prise au hasard). Bref, une littérature du symptôme, qui prétend, au motif de le décrire, y happer son lecteur, l'y faire basculer au nom d'une des rares pensées construites que le livre contienne, l'exergue : "Pour l'essentiel, chacun pourrait être n'importe qui d'autre. Il faut s'y résoudre." Cette citation programmatique est de l'Américain Richard Ford, et ce n'est pas anodin, quand Djian se rêve écrivain américain. Il fait beaucoup d'efforts en ce sens, racontant ses histoires à la façon d'un Carver, d'un Dixon. La différence, c'est que Djian n'est pas américain, il est même furieusement français (il serait d'ailleurs judicieux de le comparer à Christian Bobin, dont il est une exacte contre-épreuve : là où le second s'extasie sur les gentils moineaux, le premier enfonce son chapeau en attendant la fiente qui ne manquera pas de lui tomber dessus), et c'est pourquoi il est condamné à un laborieux effort d'imitation de quelque chose qui lui échappe, ne serait-ce que par son point de vue : quand un Carver, dans la lignée d'Hemingway, passe les apparences au papier de verre, c'est sa propre vie qu'il met en jeu, qu'il met à nu au pays de l'individualisme roi. Chez Djian, c'est plutôt celle du pilier de bistrot voisin, qu'il prétend connaître jusqu'en son désespoir, et qu'il réduit, du coup, à son monologue larvaire. Et c'est bien au cœur de ce décalage que naît le sentiment de sclérose du langage qui rend la lecture d'autant plus étouffante, bien sûr, qu'on connaît l'étendue du public de Djian.

© Bertrand Leclair, Les Inrockuptibles (29/01/1997)