Faim d'idéaux, fin d'illusions

Les paumés magnifiques des premiers romans de Philippe Djian se débattent dans la deception d'eux-mêmes.

Bien sûr, on ne retrouve pas la rage flamboyante- de vivre, d'écrire, d'aimer -, les tourbillons fiévreux, les vertiges érotiques des premiers livres de Djian dans son nouveau roman. Criminels n'est pas Bleu comme l'enfer. Il est plutôt gris, à l'image de ce tas de neige (motif le plus récurrent du roman) qui, au fil de l'hiver, devient plus dur que la pierre et n'arrive pas à fondre dans la plaine océane et glacée. Ses personnages, sans prise véritable sur le monde et leur propre existence, déambulent tels des viteiloni du Nord, d'un café sans nom à un bungalow presque anonyme en passant par les rives de la Sainte-Bob, ou dérivent à partir d'une usine en amont des milliers de poissons morts. 

Cette baisse de tension dans la dramaturgie, ce parti pris de road movie intimiste, presque atone, sans tumulte ni action, signifie-t-iI une baisse de talent chez Djian, un assourdissement de son inspiration? Pas du tout. Car l'étrange rythme de Criminels, cette curieuse lenteur, cette absence de tout rebondissement narratif - les rares heurts et échanges de coups semblent mimés, obéir à une violence fantôme, comme Si Djian désamorçait d'avance tout ce qui était susceptible d'éclater, de mener à une scène enflammée -,correspondent très exactement a la vision, au monde intérieur du narrateur. Francis, en état de déperdition d'énergie et d'espérance. 

Recru d'aventures, désenchanté, il est arrivé en fin de bourlingue. " Tu te pointes avec tout ton bazar, tout le foutoir accumulé en cours de route et tu te retrouves devant la fente d'une boite à lettres"". Il ne parvient pas vraiment à tout encaisser à cause de son dos malade, brisé, inapte désormais à porter la moindre charge importante, et pressent qu'il ne va pas tarder à être éliminé de l'entreprise ou il travaille. Plus qu'une vraie révolte contre l'employeur - le temps de la colère est fini -, juste une lassitude un peu détachée, secrètement lucide et ironique : c'est le ton du roman. Ce que traduit très bien Djian, grâce à la neutralité à peine frémissante de la voix et des gestes de son personnage, c'est le découragement impassible d'un homme qui, atteignant la cinquantaine, sait que " le feu est dans la forêt ", qu'il faudrait se hâter de jouir de tout, mais n'a ni les ressort moral pour le faire. Il envie la faculté de réaction immédiate de sa compagne, Elizabeth, avec laquelle tout "va de travers ". 

Dans l'analyse de ce couple usé, en bout de course, ou chacun essaie de laisser respirer l'autre tout en vérifiant le lien par lequel il le retient encore prisonnier, Djian ne cherche pas l'éclat. Cette mésentente tenace, ce lent adieu exaspéré à un amour d'antan, Philippe Djian le traduit simplement par une série de dialogues dont le sujet semble sans cesse se dérober, échapper aux protagonistes eux-mêmes. Et quoi de plus juste que ces dialogues décentrés pour exprimer la fuite d'un sentiment?

Parce qu'il sait qu'il va "franchir la ligne"; et porter ainsi le coup de grâce à leur couple, Francis décide de prendre à la maison son père, qui, atteint d'une atrophie cérébrale, ne peut demeurer davantage à l'hôpital. Un jour, il parvient, à ranimer sur le visage de celui-ci une lumière de dignité inconsciente et assoupie. Sa mort est comme prise, en une ligne, dans la description des tornades qui annoncent la fin de l'hiver. C'est juste une rafale de tristesse et on a le cœur serré.

Il n'y a rien, jamais, à transmettre: c'est la hantise de Djian dans Criminels. " Qu'est-ce qui vaut la peine qu'on leur apprenne au fond ? ", dit Francis au sujet de son fils, Patrick, qu'il ne parvient pas à rejoindre. Et cette incapacité à communiquer son expérience est - malgré leur promptitude à l'aveu et leur goût de l'impudeur déchaînée au long de soirées alcoolisées - le lot de chacun des membres de la bande d'amis qui gravitent autour de Francis. Il n'y a pas de plus grande solitude que celle de Nicole, la serveuse de bar, que personne n'écoute vraiment quand elle crie qu'elle se sent " écrabouillée -' qu'elle a l'impression qu'on " cherche a' l'enfermer dans une boite trop peule ", le sexe étant peut-être le seul et aléatoire ballon d'oxygène. Quant à Monique, la femme de Ralph, le policier qui achève de la de traquer en lui imposant ses horaires, elle ne se sent plus femme, ne parvient plus à jouir, même avec des gadgets érotiques. Comme dans des Valseuses d'hiver, elle se donne à un inconnu dans un hôtel pour tenter de ressusciter ce qu'il peut encore y avoir en elle de capacité de plaisir : scène extraordinaire ou alternent le désir brûlant et la détresse glacée.

Au fond, Philippe Djian ne cesse d'accompagner les paumés magnifiques de ses premiers livres et de sa jeunesse: ils tiennent encore aujourd'hui à rester marginaux, mais ils ne savent plus ou est la marge et ne peuvent plus se raccrocher au folklore périmé de libérations anciennes. Ils forment une vague communauté amère. Au cours de la fête collective à laquelle ils participent au bord de la Sainte-Bob, un soir d'été ou la lune monte dans le ciel comme "un immense lutteur japonais", leurs voix sans nom s'entrecroisent, comme si leur identité s'évaporait à tour de rôle, et ils ne savent plus s'ils ont la peur ou le désir d'en finir avec leur propre image, leurs amours, la vie et le vieux monde qui les a portés.

La grande illusion écologique, Si présente à la fin d'Assassins, s'évanouit à son tour; le départ vers la forêt des trois hommes du groupe ressemble plutôt à un jeu de la dernière heure pour vieux enfants immatures, qui trouvent un leurre de grâce dans l'apparition d'une biche "au ventre blanc et aux grands yeux de femme pleins de sentiments et de mystère ". Ils n'auront pas leur compte de tragique, auquel ils aspirent peut-être pour exorciser leurs faiblesses, lorsqu'une balle part et rate l'un d'eux. Ils achèvent de se décevoir eux-mêmes. De cette déception, Philippe Djian fait la matière et l'aboutissement de son livre. Il n'hésite pas pour cela à démonter, avec une délicatesse ironique et souterraine, les éléments de son propre mythe et pressent le risque de déconcerter tous ceux qui, jadis, se laissaient griser par la vitesse de ses maudits manèges. Ce risque est son honnêteté, son courage, sa réussite et son honneur d'écrivain.

© Jean-Noël Fancrazi, Le Monde, 07/02/1997