Le sang de Djian
Même si les titres
des deux derniers Philippe Djian évoquent des faits divers, les
meurtres qu'on y trouve sont du genre de ceux que tout le monde commet.
Le treizième livre de
Philippe Djian s'appelle Criminels, le douzième (Gallimard 1994)
était titré Assassins, on se dit que cet homme-là a de la
suite dans les idées. Oui, et plus qu'on ne croit.
A la lecture, on comprend
bien que quelques personnages y meurent de mort violente, peu, un dans Assassins,
deux dans Criminels, et encore, l'un des deux est mort depuis
longtemps lorsque le récit commence (la mère du narrateur). Non, les
assassins et les criminels ne sont pas ceux que l'on croit et pour
savoir qui ils sont il faut se rendre à Lausanne chez Philippe Djian,
sous le toit, dans son petit bureau pointu en forme de tablette de
Toblerone, pour l'entendre nous dire que nous sommes tous des assassins,
les assassins de ceux que nous ne sommes pas devenus, les meurtriers de
nos rêves d'enfance.
Les personnages de Djian ne vivent pas des rêves d'enfance, ceux qu'ils
ont rêvé d'être sont morts depuis longtemps, victimes du mal de
vivre, ils auront cinquante ans en l'an deux mille, et ils leur faut
faire avec. Avec le sexe, la vie, la mort, le temps qui reste, le temps
qui fuit, ce qui ne les dispensent pas, parfois de pousser pépère dans
les eux blanches de la Sainte-Bob, la rivière qui baigne les deux
livres et qui donnera son titre au troisième. Ce n'est pas trahir un
secret que de dire que Assassins et Criminels sont les
deux rives d'un même fleuve (on peut le lire au dos du livre), les deux
angles de base d'un triangle qui viendra chapeauter un troisième.
Assassins en est la rive droite, Criminels la gauche et ce n'est pas là
une façon de parler, Philippe Djian a sous le coude, entre sa pile de
dictionnaires et la souris de l'ordinateur une feuille 21 X 29.7 : la
carte paysagée des livres, la Sainte-Bob en bleu, la route en brun, les
maisons en rouge, les noms des habitants surlignés de vert et la ville
sans nom sur le bas de la page. Une rose des vents permet de prévoir
les ombres selon les heures du jour, et leur image perçue d'une rive à
l'autre.
Les personnages d'Assassins habitent donc sur la rive droite et
ceux de Criminels sur la gauche, "Il y a même la maison de
la femme de l'écrivain, précise Philippe Djian, mais elle ne tenait
pas sur la feuille, elle est là, un petit peu plus haut". L'écrivain
en question n'apparaît pas dans ces deux livres, ce qui en fait des
exceptions dans l'œuvre de Djian à qui on reprocha (mais que ne lui
reproche-t-on pas) d'en faire le héros de chacun de ses livres, il
n'apparaît pas pour la bonne raison qu'il est l'auteur des deux romans.
Il habite en amont de la Sainte-Bob, tout en haut de la feuille,
malheureux comme un chien mal aimé, il se rend chaque jour à la ville
et pour distraire son chagrin écrit ces histoires qu'il rumine pendant
son trajet avec pour personnages les gens qu'il croise sur sa droite :
une histoire à l'aller, une historie au retour, un coup à attraper le
torticolis.
Autrement dit, tous ces personnages qui sont pour nous pauvres lecteurs
d'aujourd'hui ceux de Djian, deviendront dans le prochain livre des
figures de seconde main, enrichis d'un deuxième degré d'existence,
avec sous leurs jupes la main d'un marionnettiste à venir. Mettons que
je ne vous ai rien dit. N'empêche que les rabat-joie qui prennent Djian
pour un jeteur de mots en vrac sur des feuilles au blanc douteux et, l'œil
jaloux sur le baromètre des ventes, lui plaignent la qualité d'écrivain
en seront pour leurs frais.
Nous avions lu et aimé Assassins et Criminels sans savoir
cette construction, cette innocence ne nuit pas à la découverte des
romans un à un et Djian lui-même, modestement, avoue n'avoir construit
la structure de sa trilogie qu'au cours de l'écriture de son premier
volet. Les deux livres sont indépendants, les personnages différents
et les modes même des récits divergent. Ils n'ont de commun que leur génération,
leur difficulté à trouver place dans leur vie et une rivière.
Criminels relève d'une prouesse paradoxale : la plus grande part du
texte est constituée de dialogues alors que les protagonistes ont la
plus grande difficulté à s'exprimer. Ces dialogues biaisés, toujours
en retrait de ce qu'ils voudraient dire, parce que ce qui est à dire
est trop difficile à formuler, dialogues pourtant tendus, et
sous-tendus d'inquiétude, font avancer l'histoire avec une efficacité
au moins égale à celle des intermèdes narratifs. Les fidèles de
Djian y retrouveront la violence et la sincérité qui furent sa marque,
jusqu'aux petites cocasseries sexy que, goguenard, il ne sait pas
retenir (une femme peut jouer de l'harmonica avec son sexe, un homme prêtent
qu'il appâte le poisson en brandissant au-dessus des flots la petite
culotte d'une aimée), ceux qui l'attendent au coin du bois auront (ou
n'auront pas) la bonne foi de reconnaître que le texte ne contient
aucun "malgré que" et que l'auteur sait s'imposer l'économie
des morceaux de bravoure annoncés (les crimes, les séparations) par
deux ellipses opportunes en rupture du récit, et par l'usage d'une
vertu qui es surprendra malgré la crudité des scènes : la pudeur. Une
pudeur sans pudibonderie, elle ne cache pas la face des choses, des
faits et des gestes, non, une vraie pudeur, la pudeur du malheur qui se
trouve impuissante ou indécente à dire les seuls désirs du monde
"je vous aime" et "aimez-moi".
Et voilà, on bavarde et
on n'a rien dit de Francis, le narrateur, perdu entre son fils qui s'éloigne
sans qu'ils aient appris à se parler, son père gâché par la maladie
et qu'il porte contre lui comme un sac de plâtre, son frère pédé,
son travail perdu, ses amis qui ne sont que des voisins, ses voisins qui
sont ses seuls amis, cette vie qui leur échappe, qui leur tombe des
mains et se brise à leurs pieds. Des criminels.
© Jean-Baptiste Harang,
Libération, 1997
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