Philippe Djian : "Ca c'est un baiser", entretien

 

Vingt ans après 37,2° le matin, le romancier à succès retrouve son punch littéraire avec le premier tome d'une trilogie, inspirée des séries télévisées américaines. A couper le souffle.

MAIS qu'allait-il faire, Philippe Djian, du côté des séries télévisées américaines ? Quel irrépressible besoin avait-il de décortiquer l'efficacité narrative du programme-culte de HBO, Six feet under (Six pieds sous terre) pour en tirer la substance de sa «première série littéraire» en trois saisons ?
A dire vrai, on ne se posera pas longtemps la question. On le sait déjà : Djian aime les terrains de jeu qui sentent la sueur, l'effort, et la châtaigne. Sur les rings du mauvais genre, il aura toujours su s'épanouir, qu'il s'agisse du polar (Bleu comme l'enfer), du mélodrame (37,2 ° le matin), voire du porno (Vers chez les blancs).
Romancier boxeur, agaçant car imprévisible, Djian, quand il a la rage, sait décocher la phrase comme un uppercut, ne rechignant pas, au passage, à claquer la république des lettres, d'un revers dédaigneux. Après ça, qui s'étonnera du fait que cet ancien manutentionnaire de chez Gallimard se soit toujours senti mal à l'aise dans les salons littéraires ? Pour mémoire, son premier livre écrit de nuit dans sa cahute de guichetier d'autoroute, au péage de la Ferté-Saint-Bernard, il y a presque trente ans. Avant cela, il aura passé un an à Détective, à redonner du nerf et du rythme à de sombres faits divers.

Justement, voici qu'avec Doggy Bag, saison 1, Djian s'empare à nouveau d'un genre mineur – la série télé –, pour le traiter à sa manière. L'histoire ? Deux frères garagistes, David et Marc Sollens, la quarantaine avantageuse, voient ressurgir dans leur vie Edith, la sculpturale égérie, dont ils étaient tous deux tombés éperdument amoureux, vingt ans auparavant. Irène, leur mère (qui carbure au Vermouth), n'en croit pas ses oreilles : ««Edith est revenue», finit-il par lâcher en retirant ses mains de la table. «Ne dis pas de conneries», répliqua-t-elle vivement sur un ton hystérique.» Quel beau coup de tonnerre en plein ciel bleu.
Djian jette les dés. Avec une évidente jubilation, l'auteur de Zone érogène plante son décor. Il ne lui reste plus qu'à orchestrer ses chapitres, comme autant de plans-séquences, ménageant à chaque fin de paragraphe un rebondissement narratif, qui déconcerte autant le lecteur que les protagonistes de l'histoire. Surprise et sidération garanties ! Une énergie communicative circule dans le roman, à tel point que l'on sent encore crépiter de plaisir les doigts de l'auteur sur le clavier de son traitement de textes.
L'intrigue, tissée serrée, se déploie telle un filet de gladiateur au-dessus des personnages principaux, tous animés par de sourdes pulsions, et dont les motivations demeurent bien souvent mystérieuses. Sous la plume acérée du romancier, aucun d'eux ne reste longtemps maître de ses émotions. Et l'humour palpite à chaque page, gorgé d'une bonne dose de cynisme roublard.
Djian a retrouvé sa voix, ses sarcasmes, et son punch. Ses mots font à nouveau mouche. Saura-t-il vaincre aux points, dans les deuxième et troisième rounds de sa trilogie télévisée ? Ou attendra-t-il la fin pour nous mettre K.-0. ? C'est tout le mal qu'on lui souhaite.

Olivier Delcroix, Le Figaro, 17/11/05