Philippe Djian : "Ca c'est un baiser", entretien

 


Littérature anti-zapping

Avec «Doggy Bag», un récit qui a la forme des séries télévisées à succès, Philippe Djian continue de rechercher les équivalents littéraires des autres genres artistiques. A lire comme on grignote des cacahuètes.

Il est tard. Vous rentrez chez vous décidé(e) à enrayer vos ruminations post-disputes de travail. Vous foncez vers la cuisine et tirez du réfrigérateur une cannette de bière pendant que votre main gauche attrape un paquet de chips. Direction le canapé. Vous allumez la télévision et vous tombez sur deux femmes attractives qui traversent d'un pas décidé une pièce dans laquelle une troisième femme attractive boit un café. «Qui dois-je annoncer?», lance cette dernière. Les deux intruses entrent sans frapper dans un bureau où se trouvent deux individus plutôt corrects qui s'appellent David et Marc. «Celui-ci leva les yeux, évalua la situation en une fraction de seconde et s'écarta de son bureau avec une expression ravie. David réagit plus lentement. Il était en train de remplir son stylo et s'en ficha plein les doigts.»

Il n'y a pas besoin d'être un habitué des séries télévisées pour comprendre qu'il s'agit d'une histoire à rebondissements. Les quatre personnages échangent à peine trois mots. L'un des hommes (David) sort avec l'une des femmes (la plus jeune) qui souhaite acheter une voiture d'occasion (tiens, c'est un garage), et ils voient depuis le parking les vitres du bâtiment voler en éclats alors que le bureau de Marc disparaît dans un nuage de poussière «comme aspiré dans les profondeurs du sol». Pub (en fait, changement de chapitre). La scène suivante se passe à l'hôpital où Marc est «affublé d'une minerve» et parle «d'intenter un procès à la ville».

Doggy Bag (c'est le titre) n'est pas une série télévisée, mais un livre à lire comme on grignote des cacahuètes – sans s'arrêter en se disant qu'on pourrait, qu'on devrait, mais qu'on n'en fera rien. Quand le bureau de Marc s'effondre, Philippe Djian (c'est l'auteur) a déjà fait débouler en une dizaine de pages presque autant de personnages. Marc et David sont deux frères qui se sont déchirés il y a une vingtaine d'années à propos d'une femme. Ils ne l'ont pas revue depuis et la voilà qui débarque sans prévenir dans le garage qui leur assure une existence confortable entre de jolies conquêtes et une mère qui s'imbibe méticuleusement au vermouth. Edith (c'est le nom de la revenante) est accompagnée de Sonia. Vu l'ambiance, on se dit que cette Sonia est la fille d'un des deux garagistes (lequel?).

Philippe Djian aime explorer les genres. Il tente de prouver que la série télé, celle qui fonctionne comme une boîte où entrent et d'où sortent des personnages bien typés qui provoquent des explosions en rafale, peut s'adapter à l'écrit. Le sous-titre de Doggy Bag est «saison 1». La saison 2 paraîtra au début de l'année prochaine. Philippe Djian est en train de terminer la troisième saison. Ce n'est pas un feuilleton pépère à la française, avec des protagonistes qui ont le temps tourner sept fois la langue dans leur bouche en se grattant l'oreille avant d'amorcer le début d'une action. Philippe Djian explore la série trépidante, le récit organisé en zapping pour éviter le zapping, l'accident érigé en principe et le destin en système, avec juste ce qu'il faut de flou et d'imprécision pour que le champ des possibles, et donc des épisodes futurs, reste pratiquement infini.

Certains personnages – la secrétaire des deux frères, la mère de ces derniers avec laquelle ils vivent, leur père qui a naturellement quitté le domicile conjugal – sont d'abord des personnages secondaires passifs, des spectateurs qui font partie du décor. Mais ils sont la menace qui plane et deviennent, chacun son tour, les agents de l'accident qui relance le récit. Ils occupent une position d'attente que l'auteur peut utiliser à tout moment. Ils sont les pareils des spectateurs, des lecteurs, d'abord petits, inertes. Mais essentiels car ils peuvent entrer dans la danse, et devenir des héros arrachés à leur insignifiance. Disponibles pour l'auteur, pour l'aventure, pour l'épisode à venir. Pour le lecteur, qui aime avoir l'illusion que sa vie à lui pourrait elle-aussi se changer en destin, s'il voulait. Mais préfère replonger dans les pages et dans son paquet de chips ou de cacahuètes, en attendant la saison 2.

Laurent Wolf, Le temps, 05/11/05