Le tigre zen de Biarritz : à propos d'Échine de Philippe Djian

 
Le tigre zen de Biarritz

 

Enfant de la génération beat et du roman noir américain, adulé du cinéma, Philippe Djian publie Échine : moins fiévreux et plus chinois.

 

Biarritz (envoyée spéciale)

Vendredi saint, tôt le matin. La plage est vide, les vagues battent le rocher de la Vierge et les soubassements de la villa Belza ouverte aux vents. Ombre de l'impératrice Eugénie, palaces délabrés, graffiti d'Iparetarrak, fastes fin de siècle, lutte armée, et golfeurs s'entraînant là-bas sur le gazon. Seul le ciel est de ceux qu'on trouve dans les livres de Djian : nuages roses, effilochés, lueurs, souilles, cumulus délicatement errants.

Aucun mot rare pourtant dans Echine; juste la palpitation d'un vocabulaire ordinaire. Ce qui, déjà, représente un exploit. L'écrivain est bien placé pour le savoir. Il n'y a pas une action des narrateurs successifs de Zone érogène, 37°2 le matin, Maudit Manège ou Echine qui ne soit la transposition de son propre travail. Déménager un garage, transporter des poutrelles métalliques, s'affaler dans une chaise-longue, déblayer la neige, caresser une femme sont une seule et même chose : écrire - travail d'Hercule pour doigts de fée. Cette ville à l'écart, décadente et surfeuse, est le cadre le plus étrange qu'il ait pu se choisir. Le Royalty aussi, lieu du rendez-vous parmi les lambris, les gravures anglaises et les fauteuils clubs. A vrai dire, la façade est basque et le bar américain; on peut donc y être sereinement en marge. Ce n'est pas "son" bar, non, il n'en a aucun. Ceux qui demandent à l'accompagner dans la tournée de ses bistrots favoris restent sur leur soif. Pas de canette de bière sur sa table, encore moins du Bourbon. Un simple café. Il attend, mal rasé, boucles hirsutes à contre-jour de la petite fenêtre. "Guetter, avec des yeux perçants, comme un tigre, dans un désir insatiable - pas de blâme." L'exergue d'Échine, tirée du Yi King, donne le ton.

Écrivain guetteur, mais de quoi ? Depuis quelque temps, c'est lui qu'on guette, propulsé sur le devant de la scène par des livres-cultes et les films que Boisset et Beineix ont tirés, l'un de Bleu comme l'enfer, l'autre de 37°2 le matin. Rampe de spots sur l'auteur qui plonge dès qu'il sent leur chaleur. Il a beau vivre à l'écart, les malentendus s'accumulent. Clichés du rocker, du martien, du baba - avec les bijoux ad hoc. Mais justement, il ne les porte plus. La bague-serpent, les bracelets, la boucle d'oreille, signes trop apparents d'une époque et d'une marge, ont disparu. En même temps que s'épure la jaquette de ses livres et que l'écrivain se met à jouer des inversions et des imparfaits du subjonctif (comme à la fin de Maudit Manège. le narrateur essaye des figures acrobatiques et impeccables avec sa superballe qui rebondit de-ci de- là).

"Au début, j'ai écrit contre quelque chose. Contre une certaine littérature française. On a des idées à l'emporte- pièce. Et puis j'étais imprégné de littérature américaine. Je me suis chargé de tics d'écriture : refus de la double négation, peu d'adjectifs, phrases très courtes. J'ai fait le tour de tout ça. Je me suis retrouvé coincé. Dès que je me suis senti enfermé dans un genre, "écrivain d'urgence", "écrivain rock", j'ai voulu en sortir. Tu dois te sentir libre. La priorité absolue, c'est la musique et la possibilité d'écrire "dis-je" ou "malgré que" avec l'indicatif - c'est une faute que j'adore - si le rythme le veut." Débarrassé des tics, l'écrivain ne rentre pas pour autant dans le rang. Il semble au contraire creuser l'écart. La bague ôtée, reste l'homme marchant sur la plage, un homme qui regarde, avec ou sans Ray-ban, de ses yeux vert-jaune : la mer, l'architecture fin de siècle des villas gothico-basques, le cimetière d'Arcangues avec ses étagements d'herbe, ses croix arrondies, les fleurs sur la tombe de Luis Mariano. Qui regarde les vagues, les joueurs de golf et les compétitions de surf (il est l'ami du champion californien Tom Curren, qui surfe de nuit sur les grosses vagues remontant l'Adour) sans que rien de tout cela n'apparaisse dans ses livres. "Je ne situe pas. Si c'est; Biarritz, le lieu tire la couverture à lui. C'est le narrateur qui doit la tirer, c'est moi. Les lieux ne m'intéressent pas. C'est comme un type qui regarde dans un microscope; il sent les choses hors de son champ de vision, il est bien quelque part. Mais il y a la phrase avant tout. Je ne vois qu'elle. Je n'ai pas le temps de parler de ce qui se passe autour."

Ses livres sont tous des histoires de regard. De personnages arrêtés, de ralentis, d'usure, de temps morts et qui, subitement, parce que morts, se chargent d'une intensité magique. Échine, comme les romans précédents, est écrit à la première personne: "Parce qu'ainsi on ne voit pas les choses de l'extérieur. C'est pour que je puisse me tromper. Je ne sais rien. Je ne me connais même pas bien et ce n'est pas parce que j'écris que j'ai des déclarations à faire sur quoi que ce soit. Il faut connaître ses limites. J'ai une vision qui est superficielle, que je garde à la première personne. Mais c'est peut-être une sorte de profondeur de rester à la surface sensible." Ici, le narrateur, comme toujours, est écrivain. Mais usé, ayant renoncé, n'écrivant plus. Sa femme est partie avec un autre. Il vit avec son fils adolescent qui le quittera lui aussi, tôt ou tard. Mais ce désœuvrement, cette forme d’échec, d’attente du pire (le départ de son fils) n'ont rien d'aigri ni de triste. Ils entretiennent plutôt un état de disponibilité bienheureuse, d'attention à des riens - un courant d'air, une intonation, un slip de femme aperçu, une bouteille qu'on ouvre, moments vides et pleins, suspendus. États de grâce du négatif, si l'on peut dire, placés sur le même plan que les scènes érotiques les plus torrides (les plus aériennes aussi parce que les plus drôles). Le narrateur est l'homme des préliminaires sexuels et du souffle coupé. Un guetteur plutôt contemplatif. Un tigre zen.

Figé huit heures par jour devant sa page, l'écran du Macintosh, et au-delà le paysage de jardins par la petite fenêtre ; ce qu'on voit sous le toit de la grande maison dont Djian occupe une partie sur les hauteurs de Biarritz. La page, toujours, jusqu'à l'obsession, pendant qu'Année, sa femme, peint de grands tableaux derrière lui, que le chat veille, que les enfants reviennent de l'école et que le soleil tourne lentement par les ouvertures zénithales. " Le style, c'est la Lumière tombée du Ciel", rappelle Échine. Il faut secouer les phrases, et puis attendre. " Tranquillement la nuit se mettait en place et se laissait doucement aller. C'était comme ces jouets que l'on secouait brusquement, remplis d'eau et de neige artificielle. Il fallait encore attendre un peu avant d'y voir tout à fait clair. " Le lecteur cligne un peu des yeux et retient lui aussi son souffle, avec l'impression, quand il lit " stylo-bille" ou " frigo ", que Djian lui a mis dans la main un rouge-gorge.

© Marianne ALPHANT, Libération, 1988