La marmite de Djian

Jean-Louis Ezine est un redoutable magicien ou un extraordinaire accoucheur : après avoir lu son livre d'entretiens avec Philippe Djian, même ceux qui ont boudé cet auteur regrettent de l'avoir peu lu ou mal lu ! Car l'homme de 37.2 le matin et autres best-sellers apparaît ici comme un écrivain qu'on a envie de découvrir... tellement ses propos sont vifs, intelligents, cocasses et hors des sentiers battus. Djian ne se prend pas au sérieux, et ça, c’est une fameuse surprise. 

Il sait qu'on le rejette de la paroisse des grands et il s’en contrefout : " Pendant que Gracq, Le Clézio ou Nathalie Sarraute s'arrachent la fine fleur du lectorat français, je me goberge dans la fange majoritaire, tout seul, comme un chanoine. " Ecrivain, lui ? " Je ne suis pas un écrivain ? 

C’est bien possible. On est écrivain par moments, par petits bouts. " Entre parenthèses, il admire Marguerite Duras, ça va en faire bisquer plus d'un ! 

Et les inspecteurs des impôts ? Il les abomine : " Quand je pense à tout le temps, toutes les forces, toute bonne humeur qu'ils m'ont fait perdre, ça me rend fou. " On ne va pas le contredire ! Djian abandonne vite ces monstres pour revenir à son sujet préféré : " Je n’ai pas de honte à dire que je ne sais pas ce que je fais (...).Chez moi, une page en cache une autre, celle qui la suit. C'est même pour savoir quel roman j'écris que je l’écris. Les histoires, je m’en fous un peu ". 

Mais la sienne est surprenante. D'abord, il déclare tout de go : " Je suis complètement sourd de l’oreille droite, et tout ce qui me vient du côté droit, tout ce qui surgit par ce côté m'est inconnu ou hostile. C'est la nuit. " Ensuite, il raconte son boulot, il y a très longtemps, dans le cul-de-basse-fosse de Gallimard, où s’entassaient les Pléiades abîmées : "  J'étais éboueur chez les dieux, en quelque sorte. " 

Il y a sa femme peintre, ses enfants et ses perpétuels déménagements à travers le monde. Aujourd’hui, il est à Lausanne... avec sa marmite : c'est un objet qu’il aime, il y fait cuire ses pâtes. Il en est fou : " Parfois, dans la journée, je me lève de mon bureau et descends ouvrir le placard, juste pour lui jeter un coup d'œil. " Le bonheur ? 

Et les idées, alors ? lui demande Ezine perplexe. " Pourquoi ne sont-elles pas développées dans vos livres ? " Djian jubile à la manière de Céline dans Entretiens avec le professeur Y : " Parce que les idées ne m’intéressent pas. Les idées sont vulgaires. Tout le monde a des idées. Elles sont comme les cacahouètes que l'on sert à l’apéritif : on n'est pas obligé d'en avoir. " 

Ce Djian revisité par Ezine, c’est un réjouissant cocktail : à boire cul sec ! 

© André Rollin, Le Canard enchaîné n°3929, 14/02/1996.