L'agaçant monsieur Djian
Cet écrivain à qui on ne pardonne pas son succès

En répondant aux questions de notre ami et collaborateur Jean-Louis Ezine, l'auteur de 37.2 le matin se révèle insolemment libre.

Voyons voir ce qui cloche là dedans ! Qui c'est, ce Djian ? Et pourquoi d'abord doit-il se défendre en permanence, de quoi, contre qui ? En tout et pour tout, j'ai lu quatre romans de Philippe Djian. Quand on a découvert que c'était un écrivain, j'étais ailleurs, a l'étranger. J'ai donc des excuses, mais lui, il n'a pas l'air d'en avoir beaucoup, des excuses.

Je confesse, je revendique l'anormalité du lecteur. Je ne me suis jamais demandé pourquoi nous étions si nombreux à trouver ses bouquins sexy, intéressants, voire passionnants. Je me dis, inpetto, que quelque chose ne tourne pas rond avec moi-même, et du coup je milite pour Philippe Djian.

Pourquoi devrais-je avoir honte de mes mauvaises lectures ? D'ou vient cette tare, ce péché originel, ce défaut structurel, chromosomique, qui me fait lire les livres d'un auteur dont les histoires, les personnages résonnent dans ma de parfait crétin, ignorant des règles de la littérature ?

Je me suis demandé - je pense trop - ce qui a amené Philippe Djian à répondre aux questions de Jean louis Ezine dans Entre nous soit dit. Pourquoi le mode de conversation, avec Djian, est-il toujours accusateur, quand il n'est pas injurieux ? Qu'a-t-il fait, cet homme, hormis sa propension un peu voyante au succès ? Bat-il sa femme, ou son chien, pique-t-il dans les magasins, s'est-il fait prendre, est-il fainéant, emmerdant comme la pluie ? Moi, je l'ai trouvé plutôt patient et passionnant dans ses explications. Ouais, passionnant.

Remarquez, il n'a pas l'air de se faire beaucoup d'illusions sur le résultat des courses. A l'arrivée, il sera toujours Djian. Redresser les malentendus est un travail auquel il s'applique, mais sans y croire trop. Par politesse, il est même agaçant, disons-le tout net, à force d'avouer ses turpitudes littéraires avec cette tranquillité ironique. 

Mon Dieu, que c'est fatigant d'avoir à se justifier. Vous savez pourquoi ces abrutis de lecteurs de Djian lisent ses livres ? Parce que ça leur cause dans les oreilles, ils reconnaissent une histoire à laquelle ils peuvent identifier une part d'eux-mêmes, plus ou moins importante. Les écrivains américains, depuis Hemingway, ont recherché cette universalité qui fait d'un Bas-Breton un lecteur potentiel, même pour un type qui écrit dans le Michigan. Finalement, c'est une façon, pas trop tarte, de considérer les livres et leurs lecteurs avec dignité. Philippe Djian est intelligent, ça se voit, et c'est un écrivain, ça se sent. Vous pouvez retourner le machin dans tous les sens, nier l'évidence, secouer le cocotier, être salaud et jouer la mauvaise foi cet homme écrit des livres. Que je sache, la critique littéraire n'est pas entrée en guerre contre nous, le bon peuple, qui fréquentons encore les libraires, contre l'avis des gourous de l'édition ?

Remarquez, je voudrais tout de même tempérer mon enthousiasme en faveur de Djian. Ce jeune homme de 50 ans, qui déménage quand ça lui chante, qui affirme tranquillement que les idées ne font pas forcément de la bonne littérature, qui a lu Céline apparemment avec attention, ce jeune homme, disais-je, a de quoi agacer. Il travaille dans son coin, dans ses coins. Il ne voit pas grand monde, et pour tout dire, c'est là que réside l'agacement, il a l'air honteusement libre. Où va-t-on ?

Cet homme est libre, il se croit libre et il se veut libre, quitte à répondre aux questions de Jean-Louis Ezine. Et qu'est-ce que c'est que cette histoire de surdité du coté droit ?

Il nous fait quoi, là, Djian ? Encore une excuse pour nous prier poliment de nous occuper de nos affaires ? Et sa marmite chérie, celle qu'il tripote comme un malade, qu'il va voir de temps en temps dans son placard ? Ça rend perplexe. Méfiance, méfiance. C'est le fond du problème. Djian, ça ne le dérange pas d'exciter notre méfiance.

J'aurais bien aimé assister à l'entretien. Le ton, l'humeur, l'ambiance. Après tout, le postulat de départ ne manque pas de piquant. Question : Faites-vous tâche, petit père, dans le merveilleux panorama littéraire français ? Sous-question : ça vous chatouille ou ça vous gratouille ? Et l'autre, impavide. L'échange est bien intéressant. Je dois avoir développé un coté groupie.

Bon, ne tournons pas autour du pot. Tout me plaît, chez Djian. Déjà, vous pouvez aller dîner avec lui en emmenant vos enfants. Il ne fera pas la gueule. On l'a dit, il est sourd du coté droit et des enfants, il en a. Peut-être qu'on devrait réserver le droit de publier des romans aux gens qui ont des enfants. Et puis, j'avoue, j'aimerais répondre les mêmes choses aux mémés questions. Je sais manier la truelle, récurer une casserole, et j'ai lu un peu Kundera, et beaucoup Céline, mais je sens bien que ça ne suffit pas. Ecoutez. Un type curieux, voyageur, handicapé, réfléchi ne peut que vous plaire. Un type que les idées n'intéressent pas, qui les trouve vulgaires, qui les compare aux cacahuètes offertes à l'apéro, qui aiment ses collègues au style pauvre, un type comme ça ne peut être foncièrement mauvais. Dommage, Ezine ne lui a pas demandé s'il aimait les chiens.

Le plus extravagant dans ce personnage, et Ezine le note dans sa préface, c'est que Philippe Djian est le même partout. Pas de travestissement, ni dans l'avion, ni chez Lipp, ni chez ses amis, ni dans ses livres. Ni même lorsqu'il est soumis à la question. Il est parti pour persister dans l'erreur, dans le refus de l'intégration littéraire. Il peut faire une croix sur son Goncourt ou son Renaudot. Il s'en fout. C'est agaçant.

© Jean-Luc Hees, 1996