La vie sans mode
d'emploi
par Thierry Gandillot |
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Le charme du
nouveau roman de Philippe Djian tient autant à ses silences qu'à ses
descriptions de personnages à la dérive.
Frictions («heurts
ou désaccords entre personnes») aurait aussi bien pu s'appeler Ellipse
(«art du raccourci ou du sous-entendu»). Philippe Djian aurait également
pu citer en exergue son ami chanteur Stephan Eicher: «Il y a des moments
où c'est mieux de ne pas toucher le silence» (Silence, 1987).On
l'aura compris, le nouveau Djian marche sur les brisées de l'ancien, avec
son lot de nonchalances et de douleurs muettes. Ce n'est pas une surprise,
et c'est tant mieux. Car on a appris à aimer ces accidentés de l'âme
que, depuis deux décennies, le «romambulancier» ramasse sur les bas-côtés
de l'existence comme pour les réanimer, chaque fois, dans une ultime
tentative de sauvetage littéraire. Ses personnages sont des taiseux qui
enfouissent leurs sentiments au plus profond d'eux-mêmes et réservent
leurs réflexions au lecteur.
Cette fois, Djian va plus loin dans le non-dit, sélectionnant cinq séquences
de la vie d'un homme - sortes de short cuts à la Raymond Carver
(dont l'esprit frappeur plane sur le récit et se manifeste, à
l'occasion, sous la forme d'un tremblement de terre). Entre ces cinq épisodes
cathartiques, un assourdissant silence. Et débrouillez-vous avec...
Dans le premier texte, une nouvelle écrite pour Le Monde, à l'été
2002, le narrateur - il n'a pas de prénom - a 11 ans. Tel le jeune
Bandini de John Fante, il observe, impuissant, le mystérieux et périlleux
manège des parents. Le père (gangster?) disparaît; on ne le reverra
jamais. La mère, si (elle non plus n'a pas de prénom). Dix, vingt, puis
trente ans plus tard, cette mère enfant, envahissante et paumée, est
chaque fois là, plus ou moins en proie à ses démons - alcool, sexe et
spleen à tous les étages. Le narrateur, ancien mannequin reconverti dans
la librairie et l'édition d'avant-garde, affronte: une amoureuse enceinte
de huit mois soufflée par une explosion de gaz, une petite Lili rescapée
de la susdite explosion, des amantes par brassées, un sosie du père au
dernier stade de l'alcoolisme, une maîtresse suicidée au gaz (encore!),
un vieux beau cardiaque et un jeune rocker maudit, qui tous deux en
pincent pour la jolie Lili. Egaré dans ce labyrinthe, le narrateur
cherche mollement la sortie. Pour peu qu'il en existe une.
Thierry Gandillot, L'Express
(26/06/03)
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