Djian se frotte à
l'iceberg...
et s'y pique,
par Guillaume Chérès |
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L'idée d'imaginer la suite de «Frictions»,
une excellente nouvelle (parue dans «Le Monde» l'été 2002), était séduisante,
mais l'auteur de «37°2 le matin» a parfois tendance à perdre le fil de
sa thématique.
Voilà maintenant plus de vingt ans que
Philippe Djian s'attaque courageusement à la théorie de l'iceberg chère
à l'un des ses « maîtres » américains (cf. « Ardoise »,
Julliard, 2002), « Papy » Hemingway. Théorie littéraire selon
laquelle, dans un roman, la partie immergée de l'iceberg prime sur celle
émergée. En d'autres termes, tout serait dans le non-dit, entre les
lignes, les silences, et l'art, faussement facile, d'écrire les
dialogues.
Dans le cas de « Frictions », roman en cinq parties étalées dans le
temps, où il est question des rapports amoureux et conflictuels mère-fils,
principalement, c'est le père absent qui joue le rôle de la masse inerte
enfouie sous le flot de mots (il disparaît dès le début).
Le problème, c'est que Philippe Djian ne tient pas (ou plus) le rythme
jusqu'au bout. L'intention est là, mais il perd le cap et laisse tomber
la tension, sous les yeux d'un lecteur déstabilisé (ce qui peut être
une bonne chose), voire perdu (c'est dommage s'il bâille). Peut-être
est-ce parce qu'il ne fait pas de plan, méthode de travail dont il se
targue. Cuisine d'écrivain, d'accord, mais si on l'évoque, c'est qu'elle
se voit (et d'ailleurs, il ne se prive pas d'en parler longuement dans les
médias, cet ex-ours sauvage). Et c'est bien de ça qu'il s'agit : les
ficelles du métier sont parfois trop grosses. On n'y croit pas, ou plus.
C'est l'écueil, le piège dans lequel tout écrivain ambitieux craint de
tomber un jour. Un vrai cauchemar : écrire le même livre durant toute sa
carrière, surtout quand on a connu le succès.
Djian a pris de la bouteille depuis la casserole « 37°2 le matin »,
mais le charme est trop souvent rompu. Comme s'il n'y croyait plus lui-même.
Il a fini par dompter sa plume, mais la regarde écrire sans plus rien maîtriser,
faute de relecture critique, peut-être. Exemples : dans le deuxième récit
(rien à dire sur la première partie, elle est parfaite, on dirait du
Raymond Carver), même si la scène semble tomber comme un cheveu sur la
soupe, le coup de théâtre consistant à laisser croire qu'une jeune
fille s'est noyée dans un océan (forcément infini et noir et glacial)
fonctionne. Tout bonnement parce qu'il mène à une violente explication,
sur une barque perdue au milieu des flots, lieu clos par excellence, entre
le fiston et Roger, le nouvel amant de sa mère.
Ce n'est plus le cas dans la troisième séquence. Le fils, que l'on a découvert
à 11 ans, puis à 22, s'est marié, la trentaine venue, avec une certaine
Sonia, sans chair. Et pour cause... Elle meurt, comme ça, d'un coup. Sous
l'effet d'une explosion au gaz, survenue on ne sait trop où (une maison
voisine), sans que le fils, devenu beau gosse et mannequin, semble un tant
soit peu troublé. Djian écrit qu'elle meurt comme il écrirait «
Passe-moi le sel ». On dirait un passage postminimaliste d'un roman publié
chez Minuit ou POL... Quant à la mère, devenue un second rôle, on
apprend, au débotté, qu'elle se blesse à la tête lors d'accidents de
voiture. Bref, elle boit.
Partie suivante, on retrouve le « fifils à sa mémère » dans une
librairie qui édite quelques livres. Djian, qui a l'air de s'ennuyer
lui-même, en profite pour ironiser sur une certaine catégorie d'écrivains
: « [...] il m'expliqua que le genre de roman dont je parlais était
mort depuis un siècle [avec un début, un milieu, une fin et de
l'action, NDLR], que l'autofiction avait fait son temps et que l'avenir
appartenait à une déconstruction tous azimuts, quitte à paraître
obscur aux ennemis de la modernité. » Un peu plus loin, un clone de
Catherine Millet mâtinée de Virginie Despentes se propose de «
sodomiser les hommes afin de jeter les bases d'un nouveau pacte entre les
sexes »... Amusant, mais plus trace de la mater, possessive et
névrosée, si parfaitement décrite au début du récit.
Ça
passe ou ça casse. Ça casse
Entre-temps, le narrateur rencontre une
femme en pleurs dont les parents, jeunes retraités, viennent de mourir
dans l'incendie de leur bungalow (on meurt beaucoup chez Djian). Lorsqu'il
raconte l'événement à sa mère (pas complètement disparue), celle-ci
hausse les épaules et déclare que « prendre sa retraite était déjà
mettre un pied dans la tombe ». Soit. Preuve que Djian est toujours
dans le vent ? Preuve, surtout, que, lorsqu'il se met devant sa page
blanche, il ne sait effectivement pas ce qu'il va écrire, comme il
l'affirme depuis deux décennies. Ça se voit, et ça passe ou ça casse.
Là, ça casse et ça lasse.
S'ensuivent des scènes de soûlographie en appartement (une des spécialités
maison), où les gens s'ennuient ferme (ça date de « Zone érogène »,
1984). Et d'improbables scènes de la vie conjugale, jouées par de
nouveaux personnages qui débarquent dans la vie du « fils de sa mère »,
comme des comédiens surgissent dans les mauvaises pièces de Boulevard.
N'en jetons plus.
Entendons-nous bien, ce livre n'est ni raté ni mauvais, il est inégal,
donc agaçant si l'on aime Djian (avec ses hauts et ses bas), ce qui est
notre cas depuis vingt ans, et pas seulement depuis qu'il publie chez
Gallimard. Car, comme dirait Ernest Hemingway à Scott Fitzgerald, avec
ses gros sabots, mais un art consommé du dialogue :
« C'est pas parce qu'on est enfin adoubé, reconnu, par une certaine
critique, officielle et suiveuse, qu'il faut baisser la garde.
- Bien dit, Papa ! »
Comptez donc, cher Philippe Djian, sur vos fidèles lecteurs (comme on dit
fidèles amis), attentifs et sans concession, pour vous le rappeler. Même
si ça provoque des frictions...
Guillaume Chérès (Le Point, 27/06/03)
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