Mère et fils
par Isabelle Martin |
|
Frictions
: trente ans de heurts familiaux magistralement racontés par Philippe
Djian.
Au cours d'une des
conversations rapportées par Jean-Louis Ezine dans Entre nous soit dit
(Plon, 1996), Philippe Djian faisait la réflexion suivante: "A quoi
s'amuse un écrivain? A mettre des personnes ensemble et à regarder
comment ça se passe." Dans Frictions, son narrateur est
d'abord un petit garçon de 11 ans qui cherche à avoir le moins
d'histoires possible avec sa mère ; à la fin du récit, c'est un homme
dans la quarantaine à qui sa fille tout juste majeure demande de ne plus
l'appeler Lili, mais Lilian, et de "lui foutre la paix d'une manière
générale"...
Voilà donc trente ans de vie résumés en cinq chapitres quasi autonomes,
qui pourraient chacun constituer une longue nouvelle. Philippe Djian
concentre en cinq moments les hauts et les bas affectifs de son
personnage, ses heurts et ses désaccords avec les deux seules femmes qui
comptent vraiment pour lui: on les dirait comme dilatés et grossis par
une vive lumière, qui laisse entrevoir dans l'ombre bien des choses
implicites. Depuis Ardoise (Julliard, 2002), où il payait sa dette
envers les dix auteurs qui l'ont fait ce qu'il est, on sait l'admiration
de Djian pour les écrivains américains de l'expérience immédiate,
Raymond Carver en particulier. Et l'on se souvient de l'épatante nouvelle
"Cartons", dans Les Trois Roses jaunes, où ce dernier
disait en peu de mots l'indissoluble lien entre une mère et son fils.
Frictions lui fait en quelque sorte écho, avec son final tendre
qui n'est pas tout à fait un happy end, mais qui en tient lieu: on y voit
le narrateur poser sa tête sur les genoux de sa mère, assise seule le
soir, pendant que deux de ses amis traquent un gros rat qui s'est réfugié
dans la salle de bains de sa maison de campagne – "chasser nos démons
est une entreprise difficile", constate-t-il. Lui et elle vont
vraisemblablement continuer à naviguer à vue, en n'évitant pas toujours
ces frictions inévitables entre gens qui s'aiment un peu trop, parce
qu'il a depuis toujours pris la place de son père absent. Sur le chapitre
de l'alcool, des aventures sans lendemain, de la solitude, ces deux-là
n'ont pas besoin de beaucoup se parler pour se comprendre.
La manière souple de Djian rend séduisants ces destins ordinaires, grâce
à son sens très sûr des dialogues, ses ellipses narratives combinées
avec des attaques franches, comme celle qui ouvre le troisième chapitre:
"Ma chérie, lui répondis-je, il n'y a pas de cobra dans le jardin."
Surprise et humour ne manquent pas dans ce portrait d'un type qui se bat
contre lui-même. Parmi les nombreux personnages apparaît la silhouette
d'un certain Marc, incarnation d'une de ces figures d'écrivains chères
à Djian, qui déclare que la littérature va «devenir un truc de vieux»
si elle ne se met pas à une déconstruction tous azimuts. Sujet sur
lequel le scepticisme du narrateur reste entier, on s'en doute.
Isabelle Martin, Le
temps (07/06/03)
|