Philippe Djian : "Ca c'est un baiser", entretien

Djian bon en tranches

Le héros de Philippe Djian donne de ses nouvelles tous les dix ans, au lecteur de reconstituer les morceaux.

Petit déjà, dans la cour de récréation on entendait des conneries comme : «Raconte pas ta vie, elle est pleine de trous.» Et alors ? Est-ce une raison suffisante pour ne pas la raconter, sa vie ? Philippe Djian raconte une vie, on espère pour lui que c'est celle d'un autre, et elle est pleine de trous. Pire, elle n'est qu'un trou immense au fond duquel il a ramassé quelques éclats, cinq exactement, des bribes circonstanciées, des morceaux de vie remis dans l'ordre chronologique, en gros un fragment tous les dix ans, un bout de vie, brute, ébréchée, noircie, aux bords coupants. Même pas un truc genre puzzle à reconstituer patiemment, avec un modèle sur le couvercle de la boîte, non, une vie bonne pour la casse, trop de pièces manquantes, rien à en tirer, ni un rébus dont chaque syllabe déchiffrée donnerait la clé d'un tout. Aussi, de loin, le livre a de faux airs de recueil de nouvelles, et de près, quand on a le nez dedans, pris comme une souris dans sa tapette, c'est trop tard, cette vie-là vous colle à la peau, vous dit des trucs des autres qui, mettons que ce soit le cas de le dire, vous pendent au nez. Tout le monde a une mère.
C'est donc l'histoire d'un type qui raconte sa vie pleine de trous, il ne dit pas les trous, il a assez à faire avec ce qui reste, les bosses, à 11 ans, c'est la première phrase, «Je dois dire que s'il y en avait un qu'on ne s'attendait pas à voir, c'était bien lui», le père, on ne le reverra plus mais pendant les vingt premières pages, il va falloir se le cogner, le père, sa BMW et sa patte folle, on comprend qu'il ne vient pas souvent, qu'il laisse des enveloppes pleines de fric, du fric de Dieu sait où, qu'on est toujours à deux doigts de se foutre sur la gueule, ça a bien dû arriver, ce soir on est passé près avec les verres qui volent, que l'amour paternel et l'amour filial ne se décrètent pas, surtout dans les familles où on ne sait pas se parler, il faut le lire entre les lignes ce peu d'amour invisible, les cicatrices, on les verra plus tard. Pas grand monde pour mettre de l'huile dans les rouages, voyez le titre, Frictions, et la définition en exergue : «Friction, n.f. -v. 1370 ; lat. frictio. Manoeuvre de massage consistant à frotter vigoureusement une partie du corps pour provoquer une révulsion ou faire absorber un produit par la peau. 2. (1752) PHYS. Résistance à un mouvement relatif entre des surfaces de contact. 3. Fig. Heurt, désaccord entre personnes.» Et ça frictionne à tout va et dans tous les sens du terme : tous les dix ans, il y a dans les parages de notre narrateur et de sa mère de quoi passer un sacré shampoing à tout ce qui bouge, à commencer par la maman qui se frotte à n'importe qui, baiser lui fait circuler le sang, moitié sang, moitié alcool, ça vaut mieux que de tomber amoureuse, ça n'empêche pas, on verra ça, on aura tout vu.
A 20 ans, le jeune homme nous en offre une deuxième tranche, il pose pour des parfums ou des sous-vêtements, même pas pédé, il a une fiancée, l'oublie pour une autre qu'il oublie aussitôt, c'est la fille de Roger, Roger l'amant de sa mère, sa mère qu'il ne quittera jamais. A 30 ans, il a de l'argent, on ne sait pas comment, cette fois c'est la mère qui vient chercher les enveloppes, il a épousé une des plus belles filles du monde, ça n'avance à rien, ils ont des amis, des ennuis, une piscine, et ne craignent pas les tremblements de terre, ça sent le gaz et ils ne perdent rien pour attendre. Il a une mère aussi, elle ne nous rajeunit pas. A 40, du morceau de vie précédent lui reste une fille, une librairie pour femmes, acquise Dieu sait comment, une petite maison d'édition spécialisée dans les livres de femmes, femmes auxquelles, on l'a vu, il ne comprend pas tout. Survient Vincent, le sosie de son père, en pire probablement, fatalement la mère en tombe amoureuse, et ce n'est pas rien de garder par devers soi une mère amoureuse d'un type dont on croit qu'il ne la mérite pas. A 50, sa fille Lili ne veut plus qu'on l'appelle Lili, elle se croit grande, va pour Lilian, si ça ce trouve elle va se marier. Avec un connard, si ça se trouve. Lui, celui qui dit «je» et même pas son nom, à force de coucher avec des vieilles copines, il va bien nous faire une connerie, non ? Si.
Et puisqu'on a dénoncé la première phrase, on vous doit bien les dernières : «Plus tard, j'ai retrouvé ma mère. Elle était seule dehors, installée sur un fauteuil de toile, une cigarette à la main. J'ai écrasé la cigarette et j'ai posé ma tête sur ses genoux.» Avec ça, débrouillez-vous pour recoller les morceaux. La cohérence des pots cassés, c'est Djian qui s'en charge, par une formidable énergie d'écriture, une évidence à se mettre dans la tête des gens, l'air de ne rien commenter, de donner du dialogue brut, juste, de feindre de ne jamais se mêler de commentaire ou de psychologie, mais d'en donner pour l'argent, de ne reculer devant aucun malheur, il nous tire le portrait d'une génération, ascendants et descendants compris (rien ne dit qu'ils sont américains mais on le suppose, à tort probablement, pour la bonne raison que seuls les meilleurs Américains savent écrire comme ça), la chair est triste hélas, on le lit dans ce livre.

Libération, 19/06/03