Philippe Djian : "Ca c'est un baiser", entretien

Djian joue la friction,
par Bernard Géniès

Cinq épisodes de la vie d’un homme confronté à la mécanique de l’existence: c’est le nouveau roman de Djian. Électrique et tendre.

La vie chez Djian, c’est toujours pareil. C’est un truc pas facile qui vous tombe dessus. Quelquefois, ça disjoncte, les plombs sautent, et puis ça repart. C’est comme un courant électrique, alternatif de préférence, avec l’émotion et les frictions en plus. Les frictions, c’est précisément ce qu’endure le héros de son nouveau roman, récit en cinq actes d’une existence plombée. Ce sont les lecteurs d’une nouvelle publiée dans «le Monde» au cours de l’été 2000 qui ont suggéré à Philippe Djian d’écrire la suite de l’histoire de ce gamin de 11ans, témoin d’une scène chaotique et violente entre ses parents. «Je te quitterai jamais», dit alors l’enfant à celle qui envoie son père se faire voir ailleurs. Il ne croit pas si bien dire. Ou plutôt il dit trop bien ce qui va lui arriver. Car à force de ne pas vouloir se séparer de cette mère patiemment possessive, il va finir par bâtir tout son destin autour d’elle. La progression de cette lente aimantation n’est pas linéaire. Djian a choisi de n’en raconter que les épisodes clés: la première vraie relation amoureuse de son héros avec une femme de vingt ans son aînée; son mariage, éphémère et explosif; sa carrière de libraire puis d’éditeur; enfin, sa relation avec sa fille, âgée de 18 ans.
Entre ces différentes stations – comme dans un chemin de croix même si celui-là ne conduit à aucun Golgotha – le lecteur est invité à combler les vides. Chacune de ces séquences en effet est hermétique, sans lien apparent avec les autres. L’unique fil conducteur est le personnage de la mère: alcoolique un temps, elle s’envoie en l’air avec des gens de son âge, «pour me punir de l’avoir laissée», dit le narrateur. Le fils va même jusqu’à prendre en charge un de ses amants ivrognes, mais la démarche n’est pas innocente, c’est juste le temps de lui enfoncer la tête sous l’eau, pour le voir se débattre dans sa médiocrité.
«Frictions» est un roman d’une douce et insoutenable violence. Toujours à deux doigts du gouffre, le héros assiste à quelques tragédies dont il paraît sortir indemne. En maniant l’ellipse, Djian coupe tout ce qui pourrait relever du pathos. Chez lui, ce sont les situations qui créent la tension, et non l’affect des personnages. Dans cet univers rugueux, dur, la tendresse n’a pas de nom et pourtant elle existe. Le héros a beau affirmer, à la fin du récit, qu’il est pris dans une «puissante tenaille», entre sa mère et sa fille, il n’en démontre pas moins qu’il ne dédaigne pas être le maître d’œuvre de cette double friction, source de conflits, source de chaleur. «Quelque chose en moi n’avait pas grandi», affirme encore le narrateur. Son mal-être vient de là sans doute. Dans une très belle scène, on voit ce héros arranger sur la tête de l’ivrogne d’amant de sa mère un chapeau, de telle manière qu’il ressemble ainsi vaguement à son père disparu. Alors il chuchote: «Tu m’as tellement manqué, tu nous as tellement manqué.» Djian l’a compris: ce qu’il y a d’effrayant dans la vie, ce n’est pas son chaos, ce sont les absences qui la peuplent.

Bernard Géniès, Le Nouvel Observateur n°2016, 26/06/03