La colline désenchantée «de Philippe Djian»
: la déchéance
Dans une microsociété riche mais décadente,
un adolescent soupçonné d'avoir joué un rôle dans la noyade de
sa sœur se cogne au rêve de la pureté. Dans son dernier roman,
Impuretés, Philippe Djian fait le procès d'une génération paumée
qui prend le risque de transmettre ses vides à ses enfants.
Philippe Djian jouerait-il au père-la-morale ? On serait tenté
de le croire devant le tableau que l'auteur de 37°2, Vers chez les
blancs et Frictions dresse dans son dernier roman, Impuretés. Soit
une microsociété d'artistes show-business qui, confis dans le luxe
sur une verte colline au bord d'un lac, ruminent le pourrissement de
leurs carrières et de leurs rapports et le piètre exemple qu'ils
donnent à leurs enfants. Lesquels sombrent dans de cuisantes tragédies.
Mais Philippe Djian ne juge pas ses personnages. Ces gens là, il
les connaît, pour en avoir fréquentés de semblables.
Il les maîtrise au point de savoir exactement jauger leur errance,
leurs manquements, leurs échecs, leur néant. Ce qui est étonnant,
c'est à quel point, sur cette colline désenchantée, il n'y en a
pas un pour rattraper l'autre, pas un pour donner à sa carcasse un
sursaut de dignité. Chacun s'enfonce dans sa chute individuelle,
incapable de communiquer sa souffrance aux autres, incapable de ne
pas accroître, par son comportement, la souffrance de ses proches.
Et c'est ça le plus terrible, l'inversion du processus : loin de
venir en aide à leurs enfants, les parents en rajoutent à leur
mal-être.
Si apprentissage il y a, c'est celui de la déchéance. Morale
certes, mais pas au sens conventionnel : où quand un individu
renonce à ce en quoi il croit, aux objectifs qu'il s'est fixés et
en vient à faire le contraire de ce qu'il souhaite. Dans ce monde là,
Philippe Djian campe un adolescent à part, Evy. A part, parce qu'il
a vu sa sœur se noyer dans d'étranges conditions et qu'il est, de
fait, soupçonné d'avoir joué un rôle dans le drame. A part aussi
parce que, dégoûté jusqu'à la moelle par ceux qui l'entourent,
il se met à rêver de pureté : dormir près d'une fille sans la
toucher, l'apprécier pour le simple souffle qu'elle dégage,
imaginer qu'elle et lui sont des survivants dans cet « univers
cloaqueux ».
Sexe, drogue et larmes
Il y aurait quelque chose d'à la fois naïf et niais à défendre
un fantasme de pureté dans une sphère dont on a exagéré la décadence
entre ennui rance, sexe, drogues et larmes. Mais Philippe Djian
conserve un humour bileux comme pour mieux marquer le deuil que
portent ses personnages.
Le fantasme n'a déjà plus lieu d'être, il est vain. C'est donc
finalement moins la pureté qui intéresse l'écrivain que les résidus
qu'elle laisse chez les « impurs » et leur combat pour rester sur
leurs pattes. Du vieil écrivain junkie qui reluque l'amie de son
fils à la mère actrice, alcoolique sur le retour, qui se fait
violenter par un producteur sous Viagra, en passant par une
boulimique malfaisante, des adolescents libidineux, un frère
incestueux… Cynique, le romancier ne leur épargne rien. Ni leur
absence de générosité : «On en voulait un peu à Alexandra comme
on en avait voulu aux Trendel, d'avoir entrouvert la porte à la
tragédie, d'avoir laissé la voix au désordre, à ses gaz délétères
et à ses hordes blêmes que sont la culpabilité et le sentiment de
l'échec ».
Ni la médiocrité qui se cache derrière de flambantes réussites
sociales : «Quelle grande œuvre avait-il en chantier, lui
permettant de tenir le coup ? Un scénario. Pas un livre, un scénario.
Une merde infâme pour la télé, atrocement, mais atrocement bien
payée ». Ni leur incapacité à être autre chose : « Ils
finissaient par aller se coucher à bout de forces, terrifiés par
eux-mêmes, effrayés par cette noirceur qu'ils découvraient au
plus profond de leur être. » Si Philippe Djian se défend, tout en
flirtant avec la limite, de condamner démissions parentales,
comportement sexuels débridés, consommation abusive de stupéfiants,
il n'en a pas moins l'air de faire le procès d'une génération.
Une génération paumée, permissive, en panne d'idéaux, sans
croyances, sans avenir, ultra-protégée mais dans l'impasse parce
qu'en perte de sens. « Tous ces gens ne savent pas comment diriger
leur vie, et celle des autres encore moins.
Ils ne se donnent pas les moyens de réfléchir à leur destin.»
Est-ce une autocritique, une mise en garde, une révélation de la
part d'un auteur qui, après avoir publié une cinquantaine de
titres et résisté à des critiques par toujours élogieuses - pour
cause de contorsions métaphoriques, de périphrases rococo, de
syntaxe parfois encrassée – continue à livrer sa vision du monde
d'aujourd'hui? «Derrière les paillettes, il y a cet effondrement
silencieux, ces réalités sordides, abominables…» Ou s'agit-il
d'une représentation sombre de la terreur qu'inspire ces moments où
« se parler était difficile. Ne pas se parler était difficile »
? Une façon, finalement, de reposer la question du contact entre
les gens, et celle de la transmission.
Ingrid Merckx, Le
matin (03/03/05)
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