Scie, sex & sun
« Impuretés », c'est du Grand-Guignol où Philippe Djian ne laisse
aucune chance de plaire à ses marionnettes.
«Impuretés » se présente comme le septième roman de
Philippe Djian publié aux éditions Gallimard, et c'est un bien curieux
objet. Le thème ? Comment des adolescents fêlés ravagent, jusqu'au
meurtre peut-être, une petite communauté de nouveaux riches. La scène
se tient dans une urbanisation imaginaire, du genre « j'imite Beverly
Hills à Mouans-Sartoux », dont les résidents se livrent à toutes
sortes de turpitudes qui déjouent le résumé. Disons, pour donner le
ton, que s'y croisent un policier onaniste, deux lesbiennes élevant un
garçon paraplégique, une boulimique malfaisante, un vieil écrivain
junkie lutinant une adolescente, des partouzeurs du samedi, un frère
incestueux, une actrice sur le retour violentée par un producteur sous
Viagra, bref, le plateau idéal pour une émission de l'exquis
Marc-Olivier Fogiel : même dans les meilleures maisons, un peu de Grand-
Guignol ne nuit jamais au prime time.
On voit par là que les marchandes de violettes et les joueurs de
vielle morvandelle, ces réprouvés de l'apartheid romanesque moderne,
n'ont guère droit de cité chez M. Djian. Ses personnages donnent plutôt
l'impression d'avoir dévalisé une pharmacie, sans égards pour le trou
de la Sécurité sociale. De paroxysme en paroxysme, le roman adopte le
rythme d'une tondeuse à gazon lancée à plein régime. Tout ce monde-là
roule en Cherokee ou en Subaru, il y a du Valium, du whisky, de l'ecstasy
(dire : « de l'X »), et sans cesse circulent des sticks d'herbe
pure - le joint étant ici l'équivalent du stéthoscope dans les vieux
best-sellers médicaux du docteur Soubiran, un accessoire qui résume
l'intrigue, à moins qu'il n'indique l'état dans lequel elle a été conçue.
Au bout d'un moment, cela oscille entre le gothique méridional et le
massacre à la tronçonneuse : scie, sex and sun.
Cette obstination à confondre des personnages de fiction avec les
convulsionnaires de Saint-Médard pourrait inviter à jouer aux portraits
chinois. Si « Impuretés » était un lieu, ce serait un coin barbecue.
Une couleur ? Le bleu-rose des plateaux de télé achat. Un matériau ? Le
Formica. Tout cela n'est rien auprès de la verve avec laquelle M. Djian,
à défaut d'une passion de la syntaxe, illustre ses dons stylistiques
pour la contorsion. « Une vaste chevauchée de nuages ruait à la lisière
de la nuit », écrit-il ainsi. Une chevauchée rue-t-elle ? Les
cumulo-nimbus fréquentent-ils le maréchal-ferrant ? « Elle
ressemblait à un morceau de charbon neurasthénique », note-t-il
d'une femme ; plus loin, « le crépuscule semblait dévaler des pentes
comme une avalanche silencieuse de charbon liquide ». Cette obsession
de la houille indique que, contrairement à ce que disent ses détracteurs,
le mot « coke » peut chez Djian s'écrire au masculin. Ensuite, il y a
tant de métaphores contournées et de périphrases rococo que le lecteur,
surtout s'il est abonné à Canal +, se transforme vite en décodeur. Il
lui faut comprendre ce qu'est une « inexorable et pitoyable dérégulation
trajectorielle » (= un déclin), un personnage « à l'acmé de sa
désopilance » (= suprêmement drôle) ou « la marque aux
millions de convertis de par le monde depuis les années 50 » (=
Tupperware). Cet homme écrit comme on change un pneu : avec une
manivelle. A quoi pensait le comité de lecture de Gallimard ? A-t-on fait
visiter à Djian, qui ne doit pas être un mauvais bougre, le cellier
mirifique où s'alignent les exemplaires de la Pléiade ? Mystère et
papier bible.
A la fin, on regrette qu'un romancier français de la génération
Woodstock persiste à confondre son adolescence perdue avec l'atrophie émotionnelle
du nihilisme contemporain. « Etre un homme, disait Malraux,
c'est transformer de l'expérience en conscience. » Philippe Djian écrira-t-il
un jour autre chose que ces récits dont chaque page fait songer à la préparation
d'un steak tartare, sans lésiner sur le Tabasco ? Pour l'heure, on a
affaire à un romancier qui ne laisse aucune chance à ses personnages.
Ils sont otages d'un Néron du traitement de texte qui les façonne pour
mieux les brûler, espérant sans doute que l'incendie fera naître des
notes pathétiques sur sa lyre électrique. Mais les micro-ordinateurs
n'ont pas de cordes. Leur accessoire principal, qui roule sur un tapis,
s'appelle une souris.
© Marc Lambron ,
Le Point, 24/02/05
Marc
Lambron, chroniqueur au Point et au Figaro Madame, est notamment
l'auteur des Menteurs (éd. Grasset). Pour voir à quoi
ressemble une prose obtenue en trempant une plume dans un encrier,
le premier chapitre de son roman peut
être consulté ici. |
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