Philippe Djian : "Ca c'est un baiser", entretien

 

 

Sous des dehors «trash», «Impuretés», le dernier opus de l'auteur de Vers chez les Blancs, est un drame romantique dont les adolescents font les frais. 

Il faut d'abord changer d'angle, admettre que les héros d'Impuretés, le dernier roman de Philippe Djian, ne s'agitent pas sur la côte Ouest, du côté de Hollywood, mais quelque part «chez nous», dans le sud de la France, probablement, là où il fait chaud jusqu'à fin octobre. Dans ce ghetto doré, on paie en euros. A part cela, tout ressemble à l'image qu'on se fait de l'Amérique. Djian n'en finit pas de payer ses dettes aux auteurs qui l'ont marqué. On se croit parfois dans le Montana, voir Sainte-Bob (Gallimard, 1998). Et ici, en Californie. Mais non, cet univers de catastrophe est déjà le nôtre.
La famille Trendel est en plein désarroi. Quelques mois plus tôt, Lisa, la grande fille, s'est noyée dans des circonstances obscures. Richard, le père, végète sur les ruines de ce qu'il a été, un écrivain brillant, auteur de best-sellers. Une carrière qu'il a noyée dans l'alcool, anesthésiée dans les stupéfiants. Laure, la mère, a, elle aussi, connu des jours meilleurs. Mais la belle actrice vieillit mal, dans l'angoisse et l'amertume. Elle picole aussi beaucoup, ce qui l'enlaidit. Comment réussirait-t-elle son come back? Dans ce chaos d'affects incohérents, Evy est bien seul. Son seul recours, c'était Lisa, sa grande sœur. Et maintenant, un vague soupçon l'englue: lui qui ne dit jamais rien ne serait-il pas responsable de cette mort incompréhensible?
Le monde alentour est à l'image de cette catastrophe intime: des tonnes de médicaments, des hectolitres d'alcool, des congères de poudres diverses. Des fêtes vaguement orgiaques autour des piscines. Des adultères tristes. La rédemption par les liftings, les cures de désintoxication et les salles de fitness. Dans ce monde où l'aune est la réussite matérielle, les enfants errent, livrés à eux-mêmes. Quand les adultes se penchent sur eux, c'est encore pire: chantages affectifs, consignes contradictoires. Les grands-parents d'Evy en sont l'incarnation lamentable.
Dans le monde parallèle des adolescents, il y a Andreas, à l'amitié rude mais indéfectible; Anaïs la boulimique, cœur d'or sous l'amas de graisse, grande pourvoyeuse de substances illicites, tolérée pour cela; Michèle, qui suce qui le lui demande, mais si mal que ça fait de la peine. Et Gaby, ange roux nimbé de lumière. Elle était l'amante de Lisa. Evy et Anaïs lui vouent un amour timide et absolu. Mais elle est éperdue de drogue et d'admiration pour le Grand Ecrivain: c'est avec lui qu'elle part.
Cette accumulation d'horreurs sert d'écrin à une histoire profondément romantique, hantée par un désir de pureté qui a été se nicher dans le titre, comme diable appelle dieu. Les adolescents perdus, petits frères de l'Attrape-cœur de Salinger, ont beau voler, violer, abuser des autres comme on abuse d'eux, ils ont les rêves d'absolu de leur âge. La passion d'Evy pour Gaby est délivrée du sexe. Pareil aux mystiques qui fustigent la chair, le garçon manque s'émasculer en glissant dans son slip des tessons qui l'empêchent de bander. Il fuit le stupre d'en bas dans un chêne où ses parents lui ont construit un refuge, leur seul acte généreux et poétique.
Les adultes aussi sont des puritains, ce qui conforte le sentiment qu'on est en Amérique. L'actrice qui assure sa carrière en couchant avec le vieux producteur se sent souillée. Et son mari, qui a ruiné leurs vies, s'autorise pourtant un sentiment de jalousie. Ce microcosme pathétique est vu d'en haut, par un objectif neutre. A quelques reprises, pourtant, celui qui tient la caméra se laisse aller à un commentaire, une discrète prise de position, un désaveu léger. L'auteur, peut-être, fatigué des errances de ses personnages? Ces interventions donnent comme un supplément d'existence à ces marionnettes. Djian réussit finalement à les rendre vivantes et touchantes, en dépit des légendaires boursouflures de son style qui prêtent à ironiser. Sa syntaxe aussi est parfois bizarre. On se prend à rêver d'un éditeur qui en corrigerait discrètement les plus criantes erreurs. Ce qui éviterait au lecteur le sentiment pénible d'être un maître d'école, crayon à la main.

 

Isabelle Rüf, Le temps, Samedi 12 mars 2005