Philippe Djian : "Ca c'est un baiser", entretien

 

Derrière la façade

 

Les personnages de Philippe Djian n'ont d'autre souci que de tromper l'ennui. Jusqu'au drame

Maintenant qu'il a dépassé la cinquantaine, publié un tas de bouquins, résisté à toutes les critiques, Philippe Djian est assez connu pour écrire comme il l'entend. Ce n'est pas Proust, on le sait. Faut-il pour autant le jeter aux orties? Sûrement pas. Il a le mérite d'irriter les défenseurs d'une langue tellement belle qu'on ne la parle plus que dans le Lagarde et Michard. Avec sa prose saturée de sons, d'images, de paroles et de personnages, il dit le monde tel qu'il est aujourd'hui, ordinaire, complexe, souvent confus. Lui qui n'est ni phraseur ni faiseur l'affronte avec sincérité, jusque dans ses maladresses. Il questionne, et s'empare d'un sujet vieux comme le monde, les conflits de générations. Ça s'appelle Impuretés et se déroule en un lieu clos. Comme d'habitude. On y voit des privilégiés friqués, indifférents à tout sauf à eux, vivre en un lieu protégé où leurs enfants grandissent à l'abri du monde, de ses dangers, mais pas de l'ennui. Ils se distraient de came, de sexe. Jusqu'au drame: après une nuit de fête, Lisa se noie.
Ce qui devrait marquer une rupture pour les adultes n'est qu'une parenthèse fâcheuse dans leur vie. Plutôt que de prendre conscience de leurs dérives et de leurs devoirs, ils en veulent aux gosses «d'avoir ainsi entrouvert la porte à la tragédie, d'avoir laissé la voix au désordre, à ses gaz délétères et à ses hordes blêmes que sont la culpabilité et le sentiment de l'échec».
Tout le désarroi de Djian est là. Lui qui a connu d'autres temps, d'autres révoltes, choisit le parti d'Evy, le jeune frère de Lisa. Ce gosse qui prend la vie de plein fouet, subit des parents difficiles et ne supporte plus cet «univers cloaqueux» va être saisi d'une soudaine envie de pureté et de valeurs pour repères. Djian le saisit tel qu'il est, peu bavard, tourmenté, et restitue parfaitement sa part de mystère. Mais le laisse se fracasser contre ses rêves. Autant dire qu'il reprend - comme Larry Clark dans ses films sur les adolescents - un principe cher aux grands dramaturges classiques: montrer le drame dans toute son horreur pour qu'on en tire les leçons. Sans prétendre faire œuvre de moraliste. On l'en remercie. C'est assez réussi. D'autant que l'émotion, qui va crescendo, n'empêche pas l'essentiel, la réflexion.

© Daniel Martin, L'Express, 28/02/05