Djian,
les anges déçus
Sexe, drogue, désillusions,
l'univers ne change pas, l'écriture trouve une énergie nouvelle dans la
disparition du «je».
De toute façon, lorsque vous ouvrirez le
livre, Lisa sera déjà morte depuis huit mois, vous tournerez l'affaire
dans tous les sens, vous ne pourrez plus rien pour elle. Rien. Elle avait
18 ans, morte noyée dans un lac. Accident ? Suicide ? Mauvais geste
fratricide ? Allez savoir. Vous ne saurez rien. Vous aussi, vous irez de
votre petit coup d'oeil en coin pour vaguement accuser Evy, son jeune frère,
tenu pour coupable d'avoir été le seul témoin du drame. Vous en serez
pour vos frais. Evy n'a pas besoin de vous pour être malheureux à 14 ou
15 ans, orphelin de soeur, fils d'une actrice sur le retour, Laure, qui
couche pour avoir un rôle, et d'un écrivain sur le déclin, junkie
repenti, Richard, qui ne trouvera rien de mieux que de filer avec la
petite amie de son fils. Pour les autres non plus vous ne pourrez rien, ni
pour Gaby, pure merveille impure qui prête son corps pour quelques
sachets de poudre blanche, ni pour Patrick, dont personne ne retiendra le
saut du haut d'un pont, ni pour Michèle qui ne saura jamais malgré sa très
bonne volonté sucer correctement, ni pour Anaïs, ses cent kilos et sa
fidélité maladive, ni pour aucun de ces adolescents au cul doré, sans
avenir ni même de présent présentable.
Il aurait fallu s'y prendre plus tôt, à
la génération d'avant, celle des familles décomposées, mal recomposées,
des parents déchirés ou divorcés, veufs ou partouzeurs, drogués comme
leurs fils, miraculeusement à l'abri du besoin d'argent, démunis
d'illusions et d'idéaux (pas nécessaire d'être pauvre pour tout
foirer). Peut-être aurions-nous pu faire quelque chose, réussir notre
fausse révolution, croire en nous, croire en eux, mais c'est trop tard,
ils sont tous là accrochés à la colline, ce rocher cossu, comme disait
l'autre, des villas pleines de piscines et de vérandas, de tondeuses et
de cabriolets, petit Hollywood de Côte d'Azur. Et le seul chemin qu'on
montre à nos enfants, cet épouvantail tendu, est notre échec à être
heureux, nos chimères dissoutes dans l'alcool et le mauvais sexe. Vous
parlez d'un exemple, le monde est en déroute et les enfants perdus. Ou la
génération d'encore avant, celle d'André et Rose, les parents de
Richard, mais non, ils ne comprennent rien à rien, n'ont même pas leur
propre échec à partager. Personne n'a rien à dire à personne, c'est
chacun pour sa peau, fauve qui peut.
Evy est un fauve, il croit à l'ascèse, à
la pureté. Il aime Gaby, elle a cinq ans de plus que lui, il la veut
sainte, elle n'est qu'une passante hébétée, d'une beauté inique, elle
fut l'amante de sa soeur noyée, il s'y accroche, c'est tout ce qui lui
reste de Lisa. Il l'aime d'un amour sans sexe, et s'aveugle pour la rêver
telle qu'elle n'est pas. Ce n'est pas un saint non plus, il doit remplir
son slip de tessons de bouteille pour s'empêcher de bander. N'empêche.
L'idée qu'Evy se fait de la pureté n'exclut pas de boire, de fumer, ni
de parfois trébucher dans le sexe d'une autre, sa pureté est dévotion
et aveuglement, elle n'existe que parce que tout le reste est impur. Bien
sûr, il n'est guère plus avancé que les autres.
Djian est égal à lui même, c'est-à-dire
que, de livre en livre, il pousse un peu plus loin, un peu plus haut la
force de sa langue. Son monde n'a pas changé. Sexe, drogue, musique de nègre
et désillusions. L'énergie de son écriture produit un effet de réel
enveloppant, qui n'est pourtant jamais fait de décors plantés, de caractères
étalés, de clichés référents, non, ce sont des mots, uniquement des
mots posés là, un par un, choisis de toute urgence par un homme en
haleine, qui en a gros sur la patate, et deux ou trois trucs étranges et
désespérants à vous raconter sur la marche du monde. Cette fois, l'écrivain
raté du livre (il a connu le succès, naguère, et l'a noyé dans la
dope) n'est pas le narrateur, on peut même croire que Djian a écrit,
pour la première fois (si l'on excepte quelques nouvelles), un roman à
la troisième personne, comme s'il n'avait plus l'âge de dire «je» pour
un gosse de 15 ans, Evy, ni même pour son père, Richard, qui en a 45, et
encore moins le grand-père, André, 70, il ne faut tout de même pas déconner.
Comme s'il voulait se laver les mains de la noirceur du monde qu'il décrit.
Djian se tient tranquille, bien campé sur ses bonnes résolutions jusqu'à
la page 135 où on peut lire : «J'avais la désagréable impression
que tout cela finirait par mal tourner», on ne se refait pas, c'est
qui ce type qui a de si mauvaises impressions ? Il revient page 160 : «Il
avait tout à fait conscience que sa mère était une personne vivante,
mais ça changeait quoi ? Eh bien pas grand-chose, dirais-je, connaissant
Evy», c'est donc un type qui connaît Evy. Il revient page 236 pour
qu'on sache qu'il connaît également Gaby : «Elle trouvait assez dur
d'être celle des trois qui restait, plus dur qu'elle ne l'avait imaginé
malgré les langueurs d'un automne flamboyant dont je n'ai pas décrit un
dixième de la beauté tant j'ai à coeur de ne pas freiner le parfait déroulement
de ce récit juste pour satisfaire mes goûts personnels Evy et
quelques autres pourraient, à raison, me reprocher de me mettre en avant
dans une histoire où mon rôle doit se borner à prendre note, à relater
les faits, à vérifier le nom des oiseaux ou des plantes.» Page 277
traînent encore deux petits «je», «même s'ils sont dans le
trente-sixième dessous, défoncés d'une manière ou d'une autre, je l'ai
souvent remarqué, les gens ont des éclairs de lucidité, je l'ai remarqué
même chez les fous complets». Sept pages plus loin, comme si
l'intrus ne se gênait plus, on lit : «Le pénible incident que j'ai
relaté entre Laure et le grand-père d'Evy...», encore dix et il
revient : «Incroyable. Si ça continuait, se disait-on, ils allaient
s'étreindre personnellement j'en étais révulsé ...» Et,
comme l'artiste qui revient saluer lorsque le rideau tombe, au dernier
paragraphe du livre, il persiste comme on signe, comme si cette ultime
apparition valait pour tout ce qui précède : «J'en témoigne.»
Vous pouvez tout relire sans comprendre qui dans tout ce désastre peut
bien se vanter de témoigner de tout. Qui est ce type qui écrit à la
première personne pour nous rappeler que tout cela n'est qu'un livre, est
un livre, sinon une personne de première, Djian Philippe, écrivain.
Jean-Baptiste
Harang, Libération,
03/03/05
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