Philippe Djian : "Ca c'est un baiser", entretien

 

Djian, les anges déçus

 

Sexe, drogue, désillusions, l'univers ne change pas, l'écriture trouve une énergie nouvelle dans la disparition du «je».

 

De toute façon, lorsque vous ouvrirez le livre, Lisa sera déjà morte depuis huit mois, vous tournerez l'affaire dans tous les sens, vous ne pourrez plus rien pour elle. Rien. Elle avait 18 ans, morte noyée dans un lac. Accident ? Suicide ? Mauvais geste fratricide ? Allez savoir. Vous ne saurez rien. Vous aussi, vous irez de votre petit coup d'oeil en coin pour vaguement accuser Evy, son jeune frère, tenu pour coupable d'avoir été le seul témoin du drame. Vous en serez pour vos frais. Evy n'a pas besoin de vous pour être malheureux à 14 ou 15 ans, orphelin de soeur, fils d'une actrice sur le retour, Laure, qui couche pour avoir un rôle, et d'un écrivain sur le déclin, junkie repenti, Richard, qui ne trouvera rien de mieux que de filer avec la petite amie de son fils. Pour les autres non plus vous ne pourrez rien, ni pour Gaby, pure merveille impure qui prête son corps pour quelques sachets de poudre blanche, ni pour Patrick, dont personne ne retiendra le saut du haut d'un pont, ni pour Michèle qui ne saura jamais malgré sa très bonne volonté sucer correctement, ni pour Anaïs, ses cent kilos et sa fidélité maladive, ni pour aucun de ces adolescents au cul doré, sans avenir ni même de présent présentable.
Il aurait fallu s'y prendre plus tôt, à la génération d'avant, celle des familles décomposées, mal recomposées, des parents déchirés ou divorcés, veufs ou partouzeurs, drogués comme leurs fils, miraculeusement à l'abri du besoin d'argent, démunis d'illusions et d'idéaux (pas nécessaire d'être pauvre pour tout foirer). Peut-être aurions-nous pu faire quelque chose, réussir notre fausse révolution, croire en nous, croire en eux, mais c'est trop tard, ils sont tous là accrochés à la colline, ce rocher cossu, comme disait l'autre, des villas pleines de piscines et de vérandas, de tondeuses et de cabriolets, petit Hollywood de Côte d'Azur. Et le seul chemin qu'on montre à nos enfants, cet épouvantail tendu, est notre échec à être heureux, nos chimères dissoutes dans l'alcool et le mauvais sexe. Vous parlez d'un exemple, le monde est en déroute et les enfants perdus. Ou la génération d'encore avant, celle d'André et Rose, les parents de Richard, mais non, ils ne comprennent rien à rien, n'ont même pas leur propre échec à partager. Personne n'a rien à dire à personne, c'est chacun pour sa peau, fauve qui peut.
Evy est un fauve, il croit à l'ascèse, à la pureté. Il aime Gaby, elle a cinq ans de plus que lui, il la veut sainte, elle n'est qu'une passante hébétée, d'une beauté inique, elle fut l'amante de sa soeur noyée, il s'y accroche, c'est tout ce qui lui reste de Lisa. Il l'aime d'un amour sans sexe, et s'aveugle pour la rêver telle qu'elle n'est pas. Ce n'est pas un saint non plus, il doit remplir son slip de tessons de bouteille pour s'empêcher de bander. N'empêche. L'idée qu'Evy se fait de la pureté n'exclut pas de boire, de fumer, ni de parfois trébucher dans le sexe d'une autre, sa pureté est dévotion et aveuglement, elle n'existe que parce que tout le reste est impur. Bien sûr, il n'est guère plus avancé que les autres.
Djian est égal à lui même, c'est-à-dire que, de livre en livre, il pousse un peu plus loin, un peu plus haut la force de sa langue. Son monde n'a pas changé. Sexe, drogue, musique de nègre et désillusions. L'énergie de son écriture produit un effet de réel enveloppant, qui n'est pourtant jamais fait de décors plantés, de caractères étalés, de clichés référents, non, ce sont des mots, uniquement des mots posés là, un par un, choisis de toute urgence par un homme en haleine, qui en a gros sur la patate, et deux ou trois trucs étranges et désespérants à vous raconter sur la marche du monde. Cette fois, l'écrivain raté du livre (il a connu le succès, naguère, et l'a noyé dans la dope) n'est pas le narrateur, on peut même croire que Djian a écrit, pour la première fois (si l'on excepte quelques nouvelles), un roman à la troisième personne, comme s'il n'avait plus l'âge de dire «je» pour un gosse de 15 ans, Evy, ni même pour son père, Richard, qui en a 45, et encore moins le grand-père, André, 70, il ne faut tout de même pas déconner. Comme s'il voulait se laver les mains de la noirceur du monde qu'il décrit. Djian se tient tranquille, bien campé sur ses bonnes résolutions jusqu'à la page 135 où on peut lire : «J'avais la désagréable impression que tout cela finirait par mal tourner», on ne se refait pas, c'est qui ce type qui a de si mauvaises impressions ? Il revient page 160 : «Il avait tout à fait conscience que sa mère était une personne vivante, mais ça changeait quoi ? Eh bien pas grand-chose, dirais-je, connaissant Evy», c'est donc un type qui connaît Evy. Il revient page 236 pour qu'on sache qu'il connaît également Gaby : «Elle trouvait assez dur d'être celle des trois qui restait, plus dur qu'elle ne l'avait imaginé malgré les langueurs d'un automne flamboyant dont je n'ai pas décrit un dixième de la beauté tant j'ai à coeur de ne pas freiner le parfait déroulement de ce récit juste pour satisfaire mes goûts personnels ­ Evy et quelques autres pourraient, à raison, me reprocher de me mettre en avant dans une histoire où mon rôle doit se borner à prendre note, à relater les faits, à vérifier le nom des oiseaux ou des plantes.» Page 277 traînent encore deux petits «je», «même s'ils sont dans le trente-sixième dessous, défoncés d'une manière ou d'une autre, je l'ai souvent remarqué, les gens ont des éclairs de lucidité, je l'ai remarqué même chez les fous complets». Sept pages plus loin, comme si l'intrus ne se gênait plus, on lit : «Le pénible incident que j'ai relaté entre Laure et le grand-père d'Evy...», encore dix et il revient : «Incroyable. Si ça continuait, se disait-on, ils allaient s'étreindre ­ personnellement j'en étais révulsé ­...» Et, comme l'artiste qui revient saluer lorsque le rideau tombe, au dernier paragraphe du livre, il persiste comme on signe, comme si cette ultime apparition valait pour tout ce qui précède : «J'en témoigne.» Vous pouvez tout relire sans comprendre qui dans tout ce désastre peut bien se vanter de témoigner de tout. Qui est ce type qui écrit à la première personne pour nous rappeler que tout cela n'est qu'un livre, est un livre, sinon une personne de première, Djian Philippe, écrivain.

Jean-Baptiste Harang, Libération, 03/03/05