Philippe Djian : "Ca c'est un baiser", entretien

Vingt ans après «37°2 le matin»
Djian noir comme l’enfer

L’enfant terrible de la littérature des années 1980 publie «Impuretés», un grand livre sur l’adolescence et sur la famille dans un monde déboussolé. Comment l’ancien écrivain rock est-il devenu, à 56 ans, l’un des meilleurs auteurs actuels? Entretien.

Tout va pour le pire dans le plus noir des mondes: dans «Impuretés», Richard Trendel est un écrivain sur le retour, sorte de «Peter O’Toole fatigué» qui couche avec sa femme tous les six mois quand tous les deux sont sous ecsta. Actrice un peu fanée, Laure se fait, de son côté, «tringler à mort» par son producteur, en échange d’un rôle éventuel dans une production sans intérêt. Leur adolescent de fils, Evy, a peut-être tué sa sœur Lisa, laquelle a fini dans un lac, près de la maison familiale. La disparition de la jeune fille pèse sur ce roman à l’oxygène raréfié, où l’auteur de «Vers chez les blancs» dresse, de ses phrases lumineuses et sombres, qui sont une eau dormante au-dessus d’insondables profondeurs, le portrait d’une génération détraquée. Djian, vers chez les grands.

Vivons caché. «Si j’étais millionnaire, je ne verrais personne. Je suis fasciné par les écrivains qui ne se montrent pas. Salinger me fascine. Pynchon me fascine: le type qui a le courage de ne donner qu’une seule photo de lui, point à la ligne et débrouillez-vous avec. Le problème, c’est que je ne suis pas un homme d’affaires. Je me débrouille comme un pied. Comme je suis presque condamné au succès quand un livre sort, je suis obligé de me montrer. Mais j’y vais à reculons. Je refuse, par exemple, de faire Ardisson. Je suis très copain avec Antoine de Caunes. Quand les gens le reconnaissent dans la rue, il est ravi. Moi, je ne sais pas où me mettre dans ces cas-là. Quand on me demande si je suis Philippe Djian, je réponds: non, ce n’est pas moi.»
Comment j’ai commencé à écrire. «Mes premiers livres sont très mauvais. Il n’y avait pas de travail sur la langue. Si j’étais éditeur et que je recevais un livre comme "50 contre 1" [son premier roman], je le balancerais tout de suite à la poubelle. C’est un livre que j’ai écrit dans des conditions très particulières. Je vivais alors à la campagne. Le week-end, tous mes copains débarquaient de Paris, et je leur lisais, le soir, ce que j’avais écrit dans la semaine. Ça les faisait rire. J’ai commencé comme ça. Pour "Bleu comme l’enfer", j’avais reçu une avance de Bernard Barrault [le premier éditeur de Djian] de 50000 balles. J’étais dans les Corbières, je retapais une bergerie avec mon frère. Mais, là encore, il y avait tout le temps des gens qui passaient. Je n’arrivais pas à me concentrer. D’où la forme du polar, qu’il était facile d’interrompre et de reprendre à tout moment.»
Tout mettre dans une phrase. «Comment parler du monde aujourd’hui? C’est la seule question. Par exemple, tout le monde a maintenant un téléphone mobile. Le roman ne peut donc plus s’écrire comme avant le mobile. Le fait de pouvoir être joint partout, à tout moment, ça change la vie, et ça change donc la littérature. Aujourd’hui, il y a des enfants qui se lèvent le matin, qui prennent un fusil et vont tirer sur leurs copains dans les lycées. Ça aussi, ça doit changer la littérature. Quand j’écris une phrase, je dois pouvoir arriver à résumer ce monde-là. Ça paraît incroyablement présomptueux. Et pourtant c’est ce que j’essaie de faire. Faire comprendre que le mobile existe mais sans pour autant le faire sonner toutes les cinq minutes. Faire comprendre la vie d’aujourd’hui dans chacune des phrases que j’écris.»
Une époque connement dangereuse. «J’ai envie que mes romans disent l’époque, mais pas qu’ils lui ressemblent. On vit dans un monde ni très dangereux ni très mystérieux. Ou alors connement dangereux: ce qu’on risque, aujourd’hui en France, c’est de se faire écraser par un bus ou de se faire agresser dans le métro. Ce n’est pas le genre de danger que décrivait Conrad dans ses récits maritimes. On vit, par contre, dans un monde fondamentalement glauque. Donc il y a de la noirceur dans mes livres. Est-ce que moi je suis de plus en plus noir? Ce sont plutôt les preuves qui s’accumulent. Les preuves que le monde est glauque. Glauque, avec des interstices lumineux.»
Bourgeois ou bohème? «Ce n’est pas parce que je parle de gens qui n’ont pas de problèmes d’argent que je suis un écrivain bourgeois. Je n’ai jamais été bourgeois. Même quand j’ai eu pas mal d’argent, au moment de "37°2": j’aurais pu m’installer dans un bel appartement du 6e arrondissement. Au lieu de ça, j’ai fait mes valises, et je suis parti, avec ma femme et mes enfants, à Boston. Est-ce que c’est bourgeois? On a vécu un peu partout, c’est bourgeois? Ou alors bohème de luxe. OK, à la rigueur, bohème de luxe.»
Ozu. «J’ai toujours beaucoup aimé les films du cinéaste japonais. Ozu, un jour, a baissé sa caméra. Et tout le point de vue en a été changé. D’un coup, on comprenait qu’il parlait des rapports père-fils, même s’il filmait tout autre chose. Ozu, comme en poésie, m’explique des choses qu’il ne dit pas. C’est la grande magie de la littérature. C’est ce que j’aime chez Carver ou Kerouac. Ou, aujourd’hui, chez Paula Fox ou Rick Moody.»
Kerouac. «Avant de lire Kerouac, je l’avais entendu. Un copain m’avait passé des bandes où on entendait l’écrivain réciter ses poèmes avec de la musique derrière, "Mexico City Blues", etc. Je ne parlais pas bien l’anglais, mais j’étais fasciné par la manière dont la langue devenait une sorte de mantra. J’ai commencé vraiment à le lire dans cette bergerie dont j’ai parlé. Quand je posais le livre et que je sortais dehors, j’avais l’impression que le monde était vaste. Jamais je n’ai retrouvé ça nulle part. Oui, ça a été une des grandes émotions de ma vie.»
Une phrase fasciste. «J’ai trois enfants, un garçon de 30 ans, une fille de 24 et une de 14. Je ne sais pas ce que je transmets à la plus jeune. Des valeurs d’amitié, d’honnêteté? Je ne sais pas. Mais je me dis que si elle regarde bien comment j’écris, elle comprendra que je n’écris pas des phrases fascistes, pas des phrases de salaud. Pas des phrases de quelqu’un qui travaille avec un dictionnaire de synonymes. Pas celles de celui qui cherche à éviter une répétition parce que ça ne fait pas élégant. On n’est pas en train de parler d’élégance quand on fait de la littérature.»
Houellebecq. «Ce que je ne supporte pas, chez Houellebecq, c’est que dès qu’une fille apparaît, dans ses romans, c’est une connasse. Qu’est-ce que c’est que ce monde-là? Si je rencontre une connasse, je passe mon chemin. Mais lui, c’est connasse après connasse. Cela dit, Houellebecq a mis les pieds dans le plat, et je lui reconnais ça. Je me dis même que, quand tout le monde me tombait dessus il y a quelques années parce que j’écrivais des livres qui sortaient du cadre, j’aurais aimé être moins seul. L’apparition d’écrivains comme Houellebecq a produit de la liberté. Despentes aussi est arrivée, même si elle n’est peut-être pas un grand écrivain. Mais elle avait une voix différente. On a peut-être ça en commun: avec nous, ça a secoué dur.»
La beauté. «J’aime aller vers la beauté. Je la cherche. Et je la trouve, d’abord, dans la littérature. Je ne sais pas si une femme ou un paysage m’ont aussi émerveillé que certaines pages de Salinger. L’émotion des premières fois. L’impression que je n’avais rien lu jusqu’alors. Que je ne savais pas encore ce qu’on appelle un livre.»
Séries télé. «Je suis assez fan de certaines séries américaines, comme "Six Feet Under". Je me suis servi de ce type de structure pour voir si je pouvais en tirer une grande fiction à l’anglo-saxonne. J’ai donc écrit une première saison narrative, pour Julliard, sur deux frères qui tiennent un garage. Ce sera une série littéraire intitulée "Doggy Bag". Avec un arrêt quand la saison se termine, comme à la télé. J’ai signé pour quatre ou cinq volumes, mais ça peut faire plus. On verra ça à la rentrée.»
Mes éditeurs. «J’ai quitté Bernard Barrault parce que, sans me le dire, il avait vendu sa maison à Flammarion. Et il m’avait, pour la première fois, fait signer trois bouquins d’avance sans me dire pourquoi. Or je ne voulais pas devenir un écrivain Flammarion. Comme Gallimard était intéressé, ça s’est fait très simplement. François Samuelson voulait être mon agent depuis longtemps, mais ça déplaisait à Bernard. Il disait que c’était vulgaire, pour un écrivain, de parler d’argent. Pour "37°2", je n’ai même jamais su vraiment combien j’en avais vendu. Donc j’avais, à l’époque, refusé que Samuelson me représente. Quand Barrault a vendu à Flammarion, j’ai demandé à Samuelson d’aller voir chez Gallimard. Maintenant, j’ai de tels rapports avec Antoine Gallimard que je n’ai plus besoin de Samuelson. Mais je trouverais un peu dur de me passer de lui. Parce qu’il était là au début.»
Ecrire. «C’est abominable. Pendant près d’un an, tous les matins, c’est terrible. C’est une souffrance mais aussi un plaisir sans cesse renouvelé. Il suffit d’un rien, une petite phrase réussie, pour avoir l’impression de toucher à quelque chose. Une sorte de maîtrise. C’est ce que j’avais dit à propos de Richard Brautigan – qu’il avait réussi à faire tenir une tragédie grecque dans un dé à coudre. Voilà pourquoi tous les matins je suis à ma machine en train de me demander si ça va marcher encore une fois. Et ça marche. Ça revient. Je sens quand ça revient. Et je sens que ça va me faire du bien. Et quand c’est là, je ne fais rien. Je reste assis. Je suis bien.»
Mourir un jour. «Chacune de mes phrases est écrite comme si elle devait être la dernière. Ça a l’air très prétentieux. Mais c’est vrai. Je ne reste jamais sur quelque chose de moyen, en me disant: je verrai demain. Jamais. Tant que je ne suis pas sûr de mon affaire, je ne me lève pas de mon bureau. Parce que je sais qu’un jour ma dernière phrase viendra. Et il y a intérêt à ce que cette phrase soit la bonne.»

Didier Jacob 


Né le 3 juin 1949 à Paris, Philippe Djian exerce de nombreux métiers, péagiste, magasinier chez Gallimard, vendeur, photographe, interviewer pour «Détective». Il publie son premier roman chez BFB (Bernard Fixot Barrault) en 1981. Auteur d’une quinzaine de romans («37°2 le matin», «Sotos», «Vers chez les blancs»), il a vécu aux Etats-Unis, en Italie, en Suisse. Parolier de Stephan Eicher, il vit actuellement à Paris.