Le défi de Djian

Henri-John, le héros-narrateur de Lent dehors, est doué de divers talents de société. Bon danseur, excellent pianiste, il est également expert dans l'art de triturer des petits bouts de ficelle, d'en faire des nœuds très compliqués et de les délier comme par magie. Il applique cet art des nœuds aux fils de son existence : " Défaire un nœud était une chose très agréable, mais l'étudier, le sentir, se pencher sur les tensions, les ouvertures, les dangers qu'il refermait, était la source de plaisirs bien plus grands. A mon avis, un type qui s'y connaissait en nœuds était comme un plombier penché sur un lavabo : à défaut de résoudre le problème, il pouvait comprendre la situation, ce qui n'était déjà pas si mal, et peut-être limiter les dégâts. J'avais toujours un bout de ficelle sur moi. "

Si Henri-John considère la vie comme une suite de nœuds d'une complexité de plus en plus grande et qui exigent pour se desserrer des savoir-faire, une maîtrise de soi, une compréhension du monde et une sagesse qui sont une longue et épuisante conquête, Philippe Djian pourrait appliquer la même métaphore à l'écriture. Chacune de ses phrases est une application de sa théorie des nœuds : comment essayer de lier ensemble des sentiments, des réflexions, des images dont l'expression doit coexister tout en donnant à cet ensemble complexe, mouvant, contradictoire, la force, l'évidence et l'harmonie sans lesquels il n'est pas de littérature qui parle _ et donc qui vaille.

Exercice périlleux

C'est dire qu'une phrase de Djian est toujours un exercice périlleux, avec sa part de risque, ses audaces, son côté sportif, son léger tremblement de crainte. On songe immédiatement à Flaubert _ même si la référence fait autant bondir Djian qu'elle scandalise ses détracteurs ; même si la constellation littéraire de l'auteur de 37º2 le matin se situe aux alentours des planètes John Fante, Jim Harrison ou Ernest Hemingway. Il s'agit à chaque instant de résoudre un problème en découvrant la seule manière possible d'écrire le plus justement, le plus simplement, le plus fortement ce que l'on veut dire.

Le risque majeur dans cet affrontement, c'est le métier, c'est l'expérience. Surtout lorsque vos livres ont commencé à rencontrer le succès. Djian a mesuré le danger qu'il courrait à " faire du Djian ", à se poser, de livre en livre, des problèmes qu'il se saurait en état de résoudre, presque machinalement. Peut-être aussi a-t-il senti que, dans certains passages de ses romans précédents, il n'avait pas évité les pièges de l'auto-caricature.

Lent dehors apparaît, de ce point de vue, comme un défi lancé à son propre exercice de la littérature. Il a tenté ce qu'il n'avait jamais osé jusqu'à présent : sortir de la stricte veine autobiographique et de l'histoire d'un écrivain aux prises avec les fièvres de la vie _ le rôle de l'écrivain, cette fois, est tenu par une femme, et le narrateur est professeur de musique _, s'échapper du récit linéaire pour mettre en scène des temporalités et des points de vue différents, jouer sur la confrontation des lieux, sur la multiplicité des milieux ; bref, donner à son récit de l'ampleur et de la profondeur sans qu'il perde de cette force de frappe qui a fait la réputation de Djian.

A coup sûr, les habituels contempteurs du romancier ne désarmeront pas. Ceux qui mesurent la valeur d'une oeuvre à sa conformité avec des critères linguistiques définis au siècle dernier et auxquels ils accordent valeur d'éternité continueront à se boucher le nez devant ce qu'ils considèrent comme une manifestation agressive et vulgaire de la modernité. Ils continueront à énumérer avec mépris les entorses que Djian inflige à la grammaire et à la bienséance stylistique. Et il est vrai que, parfois, dans ce qui n'est pas du laisser-aller mais tout au contraire une recherche acrobatique pour donner à l'écriture à la fois densité et vitesse, transparence et impact, Djian perd l'équilibre et se retrouve bêtement le nez par terre.

On ne pardonnera pas _ inutile de toujours accuser les correcteurs : " Le spectacle était prêt, mais Georges avait un peu les jetons bien qu'il bouillât d'impatience et répétât à longueur de journée qu'un échec serait le sien et une réussite la récompense du Ballet tout entier ", pas plus que des concordances des temps qui vous obligent à relire trois fois la phrase avant de la comprendre ou des fantaisies de ponctuation que la fantaisie ne justifie pas.

Mais ces quelques scories, ces naïvetés, ces emportements gamins ne devraient pas occulter l'essentiel. En premier lieu, des pages magnifiques sur l'enfance, sur l'Amérique, sur l'art, sur la paternité, sur l'amitié, sur le sentiment moral. Des choses parfaitement vues, fortes, justes, sensibles et qui paraissent directement passées de l'œil à la main qui tient le stylo tant elles éclatent d'immédiate vérité ; tant Djian parvient à nous transfuser son émotion, la forme de son idée, le goût de son bonheur ou de sa colère. Les puristes peuvent ricaner ; demain, les enfants des écoles, s'ils lisent encore, apprendront chez Djian ce que nombre des meilleurs jeunes écrivains d'aujourd'hui y ont déjà trouvé : une leçon de style.

Parcours du combattant

En second lieu, Lent dehors est un roman très beau et très grave sur les relations entre les hommes et les femmes. Sur un thème qui n'est pas précisément neuf - il est difficile à un homme d'être durablement lui-même avec une femme, mais il est aussi difficile de l'être sans elle - Djian a construit une série de variations qui tiennent à la fois du parcours du combattant et de la méditation métaphysique. C'est, dans la même minute, drôle et déchirant, sauvage et raffiné, sarcastique et fleur bleue. On effleure des peaux et on plonge dans des abîmes, on se débat dans des contradictions et des cas de conscience à la Dostoïevski et l'on en émerge sur la vague d'un gag des Marx Brothers. Entre-temps, on a voyagé, à fond de train ou en lente promenade, à travers le paysage mouvementé d'une vie d'homme que la femme qu'il aime vient de quitter et qui se demande comment il a serré ce nœud qui l'étrangle.

Livre de moraliste, donc, autant que de styliste, l'art d'écrire et l'art de vivre finissant toujours chez Djian par fêter leurs retrouvailles : " Bien sûr qu'ils vont compter tes adverbes, tes malgré que, et mesurer la taille de tes ellipses... c'est leur métier... Mais toi, tu n'es pas en train de couper une robe de soirée, tu écris un livre ! Ne t'occupe pas de ce qu'on écrit sur toi, que ce soit bon ou mauvais. Évite les endroits où l'on parle des livres. N'écoute personne. Si quelqu'un se penche sur ton épaule, bondis et frappe-le au visage... Ne te demande pas pourquoi ni pour qui tu écris mais pense que chacune de tes phrases pourrait être la dernière. "

© Pierre Lepape, Le Monde (05/04/01991/