Djian : l’effet de surprise

Toujours foldingue d’écriture et de sensations fortes, Djian découvre la délicatesse.

Toujours un peu barbare, ce Djian, cuirassé de cuir et de rock, caché derrière des lunettes de soleil, écrivant en tee-shirt troué devant un Macintosh. Pour ses 40 ans, en 1989, il était allé aux États-Unis, selon lui le paradis de la littérature, le lieu magique où vécurent ses idoles : Fante, Bowles, Salinger, mais aussi, sans doute, Melville, Whitman, Faulkner, Carver.
Il s’était installé dans une petite île au large de Boston, Martha’s Vineyard. Il avait écrit, bu, voyagé. Aujourd’hui, revenu en France, à Biarritz, port d’attache, il publie un gros livre bien construit qui raconte, en partie, son aventure américaine.
Un prof de musique, Henri-John, père de deux grandes filles, est plaqué par sa femme, Edith, écrivain à succès. Pour lutter contre la solitude, le stress qui monte, il part pour les États-Unis. Il loge chez son beau-frère, Oli, dans une vaste maison à véranda au bord de l’océan. Ce séjour face au ciel et à la mer sera l’occasion d’un monumental bilan.
Djian, pendant plus de 300 pages, ne cesse de revenir sur son passé dans une France de Meudon inventée par Céline, avec moutards et tractions avant, grisaille et pauvreté, pavillons de banlieue et fins de mois difficiles. Heureusement, pour aérer tous ces épisodes un peu confinés dans l’après-guerre française, il y a l’Amérique, son bonheur matinal, ses breaks rutilants, ses grandes étendues liquides, ses maisons de bois aux couleurs lie-de-vin, ses joggers fluo, ses dunes ouvertes sur des paysages d’avant l’homme, ses forêts aux sourdes pulsions, ses freeways qui montent vers la nuit avec tant de douceur. L’Amérique de Djian est lisse, lavée, pimpante. Ce pays-là, sous la plume de Djian, a des couleurs de cerf-volant qui vibre en plein bleu du ciel. Et là, on retrouve le Djian foldingue d’écriture, de sensations : ce regard nettoyé, un peu cru, primitif, qui a fait sa réputation et qui l’a fait aimer, en France, par plus d’un million de lecteurs qui le découvraient comme on écoute Bob Marley.
Il raconte la même histoire : les chamailleries entre un homme et une femme, les grandes mufflées alcooliques qui ressemblent tant à une petite excursion au paradis, mais aussi les mystérieuses ruminations maussades où la jalousie, par une chimie désolante, tourne à la paranoïa, les veilles nocturnes, enfouies dans la maussaderie, l’irruption d’amis " vachement sympas ", les vaisselles à plusieurs.
Il aime – et c’est une nouveauté – les personnages hauts en couleur. Cette Hélène Folley, qui vient réparer les vélos, sortie tout droit d’un film de Truffaut. Et l’agent littéraire en faux jeton est épatant. Et cette Edith, emmerdeuse aimée, dont la fuite ressemble à un immense caprice. Et le vieux juge bostonien, un peu sorcier, qui sent à la fois son évangéliste fou et son homme d’affaire retors. Et cette Ramona, initiatrice à l’amour, dans une chambre qui ressemble à une roulotte gitane... Djian les adore, ces créatures, à la manière d’un Dickens qui n’aimait que les excentriques, les égarés, les allumés, tous ces orphelins d’un dimanche de la vie qui tarde à venir.
Il a aussi gagné certaines délicatesses. Il menuise plus fin sa psychologie. Nous sommes loin des zigs gesticulant à toutes les pages de 50 contre 1, son premier livre.
Cette délicatesse d’exerce pour décrire les choses simples de la vie : une pêche dans les premières vagues de l’océan, les ruses à utiliser contre l’ennui, l’approche d’une femme meurtrie. Enfin, Djian sait avoir le regard subitement sobre, changer de ton, imiter Salinger quand il faut parler des enfants. Son livre est un grand éclaboussement de tons, de talents divers, de techniques maîtrisées. Il reste le chroniqueur allègre de sa propre vie, son premier témoin, son juge, son avocat, son metteur en scène. Il aime toujours autant rêvasser : un peu félin aux aguets, un peu hérisson prêt à se mettre en boule devant les imbéciles.
Il est à son aise dans une dimension cosmique – voire mystique- qui n’est pas la pointure générale dans la littérature française actuelle. Il épie, il renifle, il halète, bref, il est vivant.

© Jacques-Pierre Amette, Le Point (n°964, 11/03/1992)