Les raison d'un
succès
Ses
ailes de Djian...ne l'empêchent pas de marcher.
Ni même de pratiquer, dans Sainte-Bob, l'autodérision.
On nous a changé Djian.
C'est du moins ce que vont penser ses fidèles dénigreurs, toujours
pressés de relever l'incongruité stylistique, l'adjectif obscène, le
phonème trivial dont il serait par ici le fournisseur attitré. Ils
vont être déçus. Pas un gros mot, pas même une de ces inconvenances
qui font les délices des conversations chics ne vient déflorer, ni au
demeurant fleurir, un récit impeccable. Il faut même attendre le
quatrième paragraphe, presque au bas de la première page, pour
qu'apparaisse le mot emmerdement, qui n'est quand même plus ce
qu'il était depuis que l'Académie française l'a introduit dans son
dictionnaire.
Car Sainte-Bob, sous ses airs sages, est un roman de facture très
immorale. Certaines journées d'automne sont propices à la fécondation
des emmerdements futurs, est-il donc annoncé dès l'incipit. On est
tenté de préciser que le héros, qui est aussi la victime, les a quand
même cherchés. Luc Paradis est un écrivain. Le cas n'est pas rare
chez Djian, qui est sans doute dans la période contemporaine le
romancier dont l'œuvre est la plus nettement peuplée de littérateurs
imaginaires. Il y en a qui aiment représenter des voyageurs de
commerce, des cadres moyens, des chômeurs, des médecins ou des
artistes peintres. Djian, ce sont les écrivains. Il ne se lasse pas d'étudier
cette confrérie qu'il ne reconnaît pas pour sienne (et la réciproque
n'est pas moins vraie, ce qui explique peut-être cette fascination
mutuelle). Paradis, drôle de nom quand même pour un écrivain qui va côtoyer
l'enfer pendant trois cents pages.
On n'a pas idée non plus, quand on vient d'être plaqué par sa femme,
d'entamer une liaison vengeresse avec sa belle-mère, dans le but de
faire rager icelle. C'est pourtant le scénario qu'entreprend Luc
Paradis, et auquel il n'avait songé pour aucun de ses romans. Au reste,
c'est peut-être pour ça qu'ils n'avaient pas marché. Car le dénommé
Luc Paradis, non seulement a perdu sa femme, mais il a aussi perdu ses
lecteurs, ce qui est autrement plus grave, pour un écrivain. Bref. Luc
entreprend de séduire Josianne dans le but de tourmenter Eileen. C'est
vilain, c'est drôle, c'est du vaudeville. Surtout quand on sait que Luc
soigne sa déprime à l'aide d'une psychologue, Juliette, dont le
ci-devant amant, Victor, est devenu celui d'Eileen. Vous nous suivez ?
On se croirait chez Woody Allen.
Comme disait Robert McLiam Wilson : Toutes les histoires sont des
histoires d'amour. La citation figure en exergue à Sainte-Bob,
il doit bien y avoir des raisons. Djian signe là, à n'en pas douter,
le meilleur roman de la trilogie qu'il vient clore avec superbe, après
Assassins et Criminels dont on apprend ici que Luc
Paradis est l'auteur, par un procédé de mise en abyme assez
vertigineux. Djian parvient même à se moquer de Djian avec un naturel
et un talent qu'on souhaiterait à beaucoup si l'autodérision n'était
un genre trop rare, par les temps qui courent, pour prêter à
comparaison et à barème. On a souvent pris Djian pour son ombre, son
ombre pour ses livres et ses livres pour les objets d'un culte dérisoire.
Pour les uns, Djian n'est pas Balzac. Pour les autres non plus. Les
premiers trouvent motif à s'en désoler. Les seconds, à s'en réjouir.
Lui seul pouvait réussir cette prouesse : mettre tout le monde
d'accord.
© Jean-Louis Ezine, Nouvel
Observateur n°1750 (21/05/1998)
A peine sorti, Sainte-Bob,
roman tiré à 50 000 exemplaires, entrait dans les listes des meilleures
ventes. Philippe Djian n'est pas surpris : les lecteurs de 37°2
le matin, Bleu comme l'enfer, Lent dehors, Maudit Manège,
Sotos lui sont fidèles. Chez Gallimard, Assassins et Criminels
ont été vendus à 80 000 exemplaires.
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