Les démons d'un homme tranquille

Philippe Djian est un type plutôt sympa. Sa vie est un malentendu, mais quelle vie peut prétendre ne pas l'être ? Il coule des jours paisibles à Lausanne, sur les bords du lac Léman, mais passe pour un cascadeur il reçoit ses interlocuteurs au Palace. Contrairement à la légende, il n'arbore ni boucle d'oreille, ni santiags ; il rouie dans une vieille Mercedes break, comme les cow-boys dans la poussière. Sa femme, Année, est peintre, ses enfants rêvent d'une carrière d'artiste, la dernière a sept ans. Il va la chercher à l'école. 

Djian fait figure d'Indien auprès d'une bonne partie du milieu littéraire. Ça tombe bien puisqu'il vit de sa plume. Il a souvent été critiqué pour de mauvaises raisons et défendu pour de plus mauvaises encore. Il est devenu célèbre grâce au cinéma, ce qui pour un écrivain peut paraître paradoxal. 

Il déménage tout le temps, sauf dans sa tête. L'écriture lui sert de garde-fou "Ça met un peu d'harmonie dans un monde chaotique". Il fréquente peu les éditeurs, n'ayant rien de spécial à leur demander. On reproche à ses romans de donner l'impression d'être fraîchement - et lourdement - traduits de l'américain. Il prétend que c'est le siècle veut ça que la langue doit évoluer ; qu'il faut lui apporter une respiration nouvelle. Hors-la-loi en élégant costume crème (griffe Gallimard) Djian dégaine ses phrases à l'instinct : "Il n'y a pas de règIes immuables, lâche-t-il. L'écriture, ce n'est pas une discussion avec le Grévisse." Ses tournures font crisser les oreilles des stylistes. Pas les siennes. De toute façon, Il est à moitié sourd. Ce qui ne l'empêche pas de composer des textes de chanson pour Stephan Eicher. L'une d'elles s'appelait Déjeuner en paix. 

Au fond, Djian est un pacifiste qui écrit comme on boxe : avec les poings. Hors du ring, il ne ferait pas de mal à une mouche. En plus, ce champion du box-office a su rester modeste. 

L'air des cimes lui réussit. Son dernier roman, épilogue d'une trilogie qui comprend Assassins et Criminels, se signale par une légèreté inhabituelle. C'est un voyage aérien, au ras des tempêtes. Djian a jeté du lest. Il adopte le ton guilleret des hommes en détachement, la plume enjouée d'un romancier qui se laisse guider par le plaisir, simple, de raconter une histoire. 

Pourtant, ça ne va pas fort pour le narrateur, l'écrivain Luc Paradis. Depuis que Sa femme - Eileen - l'a quitté, il s'est reconverti en agent de voyages et traîne sur les bords de la Sainte-Bob un désespoir définitif, un je-m'en-foutisme distant. L'irruption dans la maison de son ex-belle-mère ne va pas arranger les choses. Cette rousse flamboyante de 63 ans va rallumer dans le voisinage, et le cœur du héros, les flammes de la passion. Profitant de l'occasion qui lui est offerte de prendre sa revanche, Paradis va replonger en enfer. Les événements vont s'enchaîner en cascade, burlesques et parfois sanglants, jusqu'à cette dernière phrase, laconique " j'ai jeté le téléphone dans un buisson et j'ai coupé à travers bois sous la neige". La fuite continue. Il flotte dans cet ouvrage, gai comme un éclat de bombe, un parfum de série noire. Paradis fait songer à ces détectives en bout de course qui, un verre de scotch à la main, égrènent de sombres vérités en guettant la prochaine catastrophe. Eileen incarne la garce parfaite : " En général, toute allusion au fait qu'elle avait démoli ma vie l'incitait à regarder ailleurs. " Les filles, quand elles se déshabillent, sont en la Perla. Les destins, en lambeaux; les rires, en larmes. 

Sainte-Bob, c'est pas pour les saintes-nitouches ; ça met le feu aux joues.

© Bertrand de Saint Vincent, 02/05/1998