A cul et à toi
Un bon Philippe Djian, romanesque et porno. Et drôle.

l y a toujours plusieurs livres dans chaque roman de Philippe Djian, celui qu'il écrit, celui qu'on lit, et toutes les variantes qui naissent des chausse-trappes que l'écrivain place comme des pièges à loups dans les plis du récit. Mais cette fois, le lecteur a le choix, un choix que l'auteur feint ne lui avoir pas laissé. Soit il prend au sérieux la première page, celle où Edith, la femme du narrateur (Francis) et leurs deux enfants meurent dans l'explosion en plein vol de l'avion qui les ramènent d'Australie. Soit non. C'est un vrai choix, puisque dès la phrase suivante, celle qui ouvre le corps du récit, Edith est belle et bien vivante. L'histoire que raconte Francis est si prenante qu'on oublie vite qu'il ne fait là que soigner le chagrin d'un drame que la pudeur a réduit à cette toute petite page, bref, on a oublié. Mais vous autres, les sympathisants, les condoléants, les lecteurs attentifs et confiants, vous avez fait le bon choix, Edith et les enfants sont morts, Francis vous a bien prévenu: «Je ne sais pas si je vais devenir fou. Je ne crois pas être en mesure de vivre sans Edith. Je ne sais pas comment je vais faire.» A la fin vous savez comment il a fait, il s'est laissé aller à la pornographie, il n'a pas trouvé de frontière lisible entre la folie et la santé mentale, parce que les siens sont morts, et que la douleur mithridatise la douleur, qu'elle autorise à se jeter la tête contre les murs et à se vider les couilles sur tout ce qui poisse.

Mais nous autres, qui avions lu la première page par dessus la jambe, pressés d'en lire d'autres, qui l'avons vu s'abîmer dans le stupre, la fornication et le petit commerce, et tout raconter à sa femme, Edith, tellement morte qu'il lui dit tout, tellement attentive et tolérante, qu'est-ce que cela peut bien faire? Nous avons lu presque le même livre: l'histoire d'un type, comme vous et moi, né attaché au plafond, dont la vie consiste à se délivrer de ses liens, et à s'écraser comme une merde sur le sol. Et qu'importe la façon de battre de l'aile, la vie c'est de tomber. Avec ou sans la douleur du deuil. Le seul choix est celui de l'ivresse. Francis se saoule de sexe, à mort.

Malgré qu'il en ait, Philippe Djian n'a pas écrit un livre pornographique mais un roman romanesque qui n'exclut pas le moyen de la pornographie pour parvenir à ses fins. Francis (veuf ou non, c'est à vous de voir), est un écrivain qui connut la gloire, qui l'a perdue de vue mais sait la reconnaître chez les autres, les plus jeunes, les sang neuf, ce Patrick, par exemple: «Patrick était un écrivain impeccable, ce qui signifiait qu'il n'avait pas beaucoup de temps pour s'occuper du reste», page 25, Francis s'occupera un peu de la gloire de Patrick et beaucoup du corps de Nicole, sa femme. La pornographie est un exercice de style, comme la démonstration que des trois écrivains présents, Francis le narrateur jumeau de l'auteur, Patrick, l'encensé, qui figure le Djian de 30 ans, et Philippe Djian lui-même, le seul attelé à écrire ce livre, que des trois, donc, le dernier ne donne pas sa part aux chiens, et que c'est lui qui fixe la hauteur de la barre: «La pornographie est un art très difficile. Très minutieux. Seuls les meilleurs sont capable de s'y frotter... Savoir manier l'obscénité est une grâce peu répandue», page 106 («Un écrivain qui a ce don a tous les autres», ajoute-t-il, 59 pages plus loin). L'exercice est réussi, toujours sauvé du pire par le rire. Le diable est dans les détails, ici l'on s'astique à l'imparfait du subjonctif: «Je la suspendit au plafond et la branlai jusqu'à l'os, malgré d'interminables convulsions qui me firent craindre un moment que le crochet ne cédât et que nous ne prissions le toit sur la tête», page 321.

Ces pages («L'étrange beauté de la pornographie», 370), occupent la moitié du terrain, elles sont le paysage humide du livre, elles laissent assez d'espace à des contrées plus sèches où Djian retrouve ses personnages d'écrivains qui ne l'envoient pas dire, ces hommes et ces femmes qui n'ont pas tous besoin que des avions s'écrasent pour tenir la vie pour fragile, éphémère et dérisoire, et qui s'abîment entre frime et lucidité. Evidemment il ne se prive jamais de lâcher quelques vérités premières qui, si on les raboutait depuis son premier livre, constitueraient son art poétique, du genre: «Aucun écrivain véritable n'était capable de fair play», «la seule ambition véritable préalable à l'écriture d'un roman est de ne pas crever comme un chien», «on écrit de bons livres avec de la colère, pas avec de la bile», «pour un écrivain, quelles sont les trois qualités indispensables? La générosité, la colère et le sens de la dérision», et pour un critique alors? «En matière de littérature, notre homme n'aurait pas fait la différence entre sa tête et son trou du cul.» Bon, si c'est ça, on arrête.

 

© Jean-Baptiste Harang, Libération, (13/04/2000)