L'encre d'Éros

"Je suis déjà mort, d'une certaine manière". La fin auto-proclamée de Francis, écrivain de quarante-cinq ans en perte de vitesse qui court le sitcom, et arrondit ses fins de mois comme dealer de phyto-gélules miracles pour le monde branché de l'édition, n'échappe à personne. Surtout pas à Patrick Vandhoeren, jeune romancier de vingt-quatre ans, au firmament de sa gloire, véritable cover-star sous les feux des médias et qui, dans l'ombre, utilise la plume déchue de Francis pour rédiger les conférences qu'il donne dans le monde entier.
Pourtant, il n'y a point d'acrimonie entre les deux hommes : tout juste une certaine suffisance mêlée de compassion chez Vandhoeren à laquelle Francis se contente d'opposer une admiration inquiète, tant il pressent les abîmes qui attendent ce jeune Icare de la littérature. C'est que Francis est une sorte de double déchu de Vandhoeren, un ami dont la présence séraphique et tutélaire s'emploiera à sauver son alter-égo voué à une désacralisation programmée à cause d'un "hubris", d'un orgueil démesuré. Une sorte d'ange du passé s'interposant devant le cours inexorable du présent.
Dans le même temps, Francis se double d'un démon qui précipitera la femme délaissée de Vandhoeren, Nicole, vers les affres de la sexualité extrême et récréative au point de sombrer dans la folie meurtrière. On ne joue pas impunément avec les sentiments d'une femme, fût-ce avec la bénédiction de sa propre épouse Edith qui, sous le prétexte fallacieux de trouver au sein de leur entourage une femme disposée à tourner dans un porno, l'exhorte à une sexualité délivrée de toute exclusivité. En effet, selon Edith, les hommes ne sont que des "meubles à tiroirs", avec les tiroirs du haut dans lesquels on range les sentiments, et les tiroirs des bas instincts. Aussi est-elle totalement indifférente au fait qu'il entretient une relation extra-conjugale avec Nicole, considérant que "son sexe n'est point un cadeau suprême" comme il semble le considérer. Et d'ajouter que Francis peut bien "la faire souffrir avec sa tête. Pas avec ce machin-là". Or, il semble qu'Edith ait oublié que cette compartimentation, cette segmentation du désir et des sentiments pouvait être étrangère aux femmes, jetant ainsi le doute sur sa position censément détachée d'apôtre de la libération sexuelle. A cet égard, Francis ne serait-il pas l'instrument de la vengeance d'une femme qui veut éliminer ses rivales et garder son mari auprès d'elle ?
Une hypothèse pour le moins machiavélique mais qui, dans cet univers d'amitié fielleuse et d'accorte hypocrisie, prend toute sa démesure. Car enfin, quelle femme, même à l'heure des errements échangistes consacrant l'avènement du cul sans âme (c'est-à- dire du "sad sex", littéralement de la sexualité triste), à défaut d'atteindre l'idéal sadien, peut se contenter d'être un objet sexuel ? Les ravages de la sexualité libertaire prétendument "social-démocrate" fustigée par Michel Houellebecq ne sont pas loin.
Véritable maelström où les personnages - comme dans les romans de Bret Easton Ellis auxquels Djian rend hommage comme à un frère de modernité - se débattent dans une sexualité pour la sexualité, ce "sex-thriller" au titre énigmatique (Vers chez les blancs ???) pose la question des conséquences de l'instrumentalisation, de la réification du partenaire sexuel en explorant les affres du [bondage] et autres fantasmes sadiens. Bien que démenti par la jouissance des personnages masculins, les femmes qui ont une une âme, une identité, (comprenez qui ne se réduisent pas à leur corps telles ses trois prostituées japonaises que Francis prénomme X, Y et Z !) sont dans l'impossibilité de se satisfaire d'une relation uniquement charnelle dépourvue de sentiment. C'est que les personnages féminins chez Djian ne peuvent s'empêcher de franchir la border-line, la frontière imaginaire qui sépare le sexe de l'amour. Dès lors que le sentiment de l'amour fait irruption dans leur corps, s'incarne physiologiquement, alors la distance de l'homme se meut en douleur et conduit aux pulsions les plus meurtrières. L'adultère, ce duo à trois, ne souffre pas que l'on retrace la ligne qui sépare la légitimité de la clandestinité. Bref, que l'on veuille questionner le statut accordé à chacun.
Et c'est bien de cela qu'il s'agit également entre les deux écrivains : d'une constante mise au point où l'un, Vandhoeren lutte pour demeurer au premier plan tandis que l'autre, est maintenu paresseusement dans le flou en arrière plan. Ce faisant, tout dans ce roman est question de focale, de focalisation.
Les personnages ne parviennent pas à changer leur point de vue sur les choses et chacun est finalement prisonnier de son image : Francis de son image de has-been, Patrick obsédé par celle de vedette littéraire qui court lui-même après une icône médiatique, Madonna ! A cet égard, l'épisode où il croit avoir eu une relation avec la pop star alors qu'il a eu affaire - comme on dit a love affair, une aventure - avec un sosie de la chanteuse destinée à lui faire signer un contrat avec une maison d'édition concurrente est d'une cocasserie désopilante. Que dire du pathétique de la situation lorsque, après que Francis lui a révélé la supercherie, il persiste à vouloir qu'on lui restitue "sa Madonna" ! C'est que le monde de l'édition est au diapason de celui du show-bizz, où l'on s'accroche plus à l'image qu'à sa réalité. Nicole Vandhoeren est finalement la seule qui, après avoir elle-même donné l'image d'une épouse frigide puis d'une nymphomane se pliant aux caprices sadomasochistes de Francis, a osé affirmer sa véritable identité et ses aspirations de femme. Vers chez les blancs est donc aussi l'histoire d'une passion, d'un amour que l'on subit alors que l'on n'y croyait plus dans un monde décharné, désincarné où les acteurs ont troqué leur "corps" pour une "image" et ne sont plus que des hologrammes inconsistants.
Si le motif du Doppelgänger, du double, du sosie apparaît au premier plan dans le roman, on serait tenté de parler de triple tant la mise en abîme de l'écrivain Djian semble évidente. Quant à la pornographie, il semble qu'à la suite de Virginie Despentes et son Baise-moi ou d'autres auteurs féminins surfant sur les mêmes vagues telle Alina Reyes et Le boucher, cela soit devenu l'exercice imposé. Un exercice où Philippe Djian s'en sort avec les honneurs. Qu'il suffise pour s'en convaincre, de laisser la parole, non sans auto-dérision, à Francis : "Quant aux passages pornographiques, je ne vois guère que Henri Miller ou Bret Easton Ellis pour te faire de l'ombre. Et tu sais, je ne conçois pas de plus beau compliment".

© Steven Barris, paru.com, mis en ligne le 09/11/2001