Un grand Djian, enfin !

Philippe Djian a ses fans et ses détracteurs, ses admirateurs inconditionnels et ses contempteurs forcenés, ceux qui le considèrent comme un des auteurs importants de notre époque et ceux qui, en puristes forcenés, considèrent qu’il ne sait pas écrire. Je fais partie de ses admirateurs, de ceux qui trouvent qu’avec ce roman, plus encore qu’avec sa dernière trilogie  il se montre d’une façon magistrale comme l’un des plus grands romanciers d’aujourd’hui.
 
Peu de romanciers contemporains sont, en effet, capables comme il le fait ici, d’entrelacer les thèmes d’une façon aussi habile, je dirai même aussi rouée. Le deuil d’une personne aimée, l’amitié entre hommes, l’amitié hommes/femmes, les rapports écrivains/éditeurs, les relations entre écrivains, l’idéalisation de la sexualité par notre société, les rapports entre l’écriture et la vie…et tout ça dans 374 pages !
La référence implicite à Henry Miller est constante, elle saute aux yeux, et pas seulement pour les passages pornographiques du livre. Mais si Djian participe du même courant littéraire que Miller, il s’y prend d’une façon sensiblement différente. Miller mettait sa vie en scène : héros de ses propres romans, tout le jeu consistait pour lui à créer le décalage nécessaire, le « mentir-vrai » - pour reprendre le mot d’Aragon – afin que le lecteur soit plongé à travers le roman dans un univers unique, particulier, le sien.  Et le lecteur peut avoir l’illusion, entretenue par l’auteur, qu’il lit la véritable vie de Miller. Trompe-l’œil donc : Miller veut faire croire qu’il n’écrit pas un roman, mais qu’il se dévoile avec une impudeur totale dans une sorte d’autobiographie, alors que son travail est un véritable travail de romancier. Mais le piège est là, pour le lecteur : Henry est le héros du livre de Miller, comment penser qu’il ne s’agit pas d’une autobiographie ?
Chez Djian, un décalage s’opère : il joue, comme Miller, avec le lecteur en entremêlant références au réel - à sa propre expérience- et travail spécifique du romancier. Ainsi le narrateur ne se nomme pas Philippe mais Francis. Comme Djian, il est écrivain. Mais un écrivain qui a du mal à se vendre après le drame qui a bouleversé sa vie (mort de sa femme Edith et de ses enfants dans un accident d’avion). Son ami Patrick est  un jeune auteur qui monte au firmament des ventes et de la célébrité. Djian se cache derrière ces deux personnages d’écrivains. Et  il veut faire croire au lecteur que c’est sa vie qu’il dévoile à travers la vie entremêlée des deux romanciers.
Miller semble dire au lecteur : voici ma vie, c’est un vrai roman, non ? Djian dit : voici un roman, mais regardez derrière, ma vie s’y cache, lisez entre les lignes et vous saurez. Dans les deux cas, il s’agit d’un vrai travail de romancier, avec une règle du jeu implicite posée avec le lecteur. Si celui-ci accepte cette règle, il peut alors apprécier le travail de l’artiste dans une autre de ses dimensions. Car, comme dans beaucoup de romans contemporains, derrière l’histoire, c’est toujours la question du roman qui est posée. Que peut dévoiler un roman ? Quels sont ses enjeux ? Pour Djian, c’est parce que la frontière entre roman et réalité est définitivement tracée et ne pourra jamais être abolie, qu’il peut se permettre, justement, de jouer avec le lecteur à ce jeu de cache-cache. Et ce jeu lui permet des passages hilarants : Patrick, étoile montante de la littérature, dont les ventes montent en flèche, est édité par un « petit » éditeur. Bien sûr, un « gros » éditeur, qui a derrière lui un énorme groupe financier, veut se l’approprier et monte pour cela un scénario totalement délirant. Et le lecteur, qui sait que Djian a changé d’éditeur –il est passé des éditions Bernard Barrault à Gallimard - tente bien sûr de décrypter… sans être dupe, puisqu’il sait que le mensonge revendiqué fait aussi partie du travail du romancier !
 
Les passages pornographiques du roman ont été, bien sûr, montés en épingle par les médias. Ils vont  sans doute faire grimper les ventes,  ce que Djian ne devait pas ignorer, puisqu’il semble s’en amuser avec une délectation certaine. Ils sont en tout cas une autre référence à Miller, quasiment explicite celle-là. Djian insiste d’ailleurs : il s’agit bien de pornographie, pas d’érotisme. Ce dernier  est pour lui un faux-semblant  qui ne l’intéresse pas. Dans ce thème de la pornographie, il y a là aussi un jeu de miroirs, superbe d’habileté. Francis, déboussolé par la mort d’Edith, vit une vie éveillée, dans laquelle il se raconte des histoires. Il continue à vivre et parle avec elle, et ces rêves éveillés lui  permettent de survivre malgré la douleur. Edith, qui était cinéaste, lui propose un film porno dans lequel jouerait Nicole, la femme de Patrick. Francis doit convaincre Nicole, et finit par coucher avec elle, donnant ainsi prétexte à des scènes pornographiques. En même temps, Patrick incorpore dans son dernier livre des scènes pornos. Les descriptions pornographiques, nous dit Francis, sont pour un écrivain quelque chose d’extrêmement difficile,  peu d’écrivains sont capables de les réussir : « c’est un sujet que tout le monde évite et les quelques-uns qui veulent s’y risquer se cassent la gueule.(…)Et un écrivain qui a ce don a tous les autres ». Patrick réussit, lui, mais ce qu’il écrit si bien, ce sont les scènes d’amour que sa femme vit avec Francis. Et d’ailleurs…est-ce bien lui qui les écrit ?
Djian se lance ainsi un défi, puisque son échec dans ce domaine aurait été l’échec du livre lui-même. Il prenait un gros risque, et il gagne son pari de belle façon : ses passages pornographiques rivalisent avec ceux d’Henry Miller, le maître incontesté du genre. Les rapports entre la fiction (le projet cinématographique), ce qui est donné comme réel dans le livre mais reste du domaine romanesque (les scènes pornographiques vécues par Francis avec Olga et Nicole), le réel  (l’écriture par Djian de ces passages),  est parfaitement maîtrisé. Suprême habileté : les passages pornographiques sont ainsi justifiés littérairement : les prudes ne peuvent même pas s’indigner.
Je ferai une seule réserve sur ce livre : Djian maîtrise parfaitement toutes les ficelles du roman, et justement, il utilise parfois un peu trop les mêmes ficelles : la montée progressive de la tension entre les personnages, jusqu’à l’aboutissement de l’explosion finale et libératoire, est un truc qu’il a trop utilisé, et qui n’ajoute rien à l’histoire.
Mais ce reproche est mineur : peu de romans contemporains possèdent une telle richesse de construction et des personnages aussi forts. Il a créé, une fois de plus, un univers très personnel, unique, complexe, foisonnant, dans lequel ses fantasmes se mêlent à sa réflexion sur l’écriture. Un univers de grand écrivain.
                                                                                     

© Jacques Teissier, ecrits-vains.com