Vers chez les blancs, de Philippe Djian

Philippe Djian est de retour : l'auteur de 37°2 le matin et de Sainte-Bob nous revient avec Vers chez les blancs, roman gonflé comme une pile électrique.
On n'est pas amoureux, non. Manquerait plus que ça. Plutôt amusé, fasciné, voire ­ mais c'est plus difficile à avouer ­ un peu impressionné. Car Philippe Djian est de retour.
D'un point de vue critique, on aurait plutôt parié sur un lent évanouissement de la figure, en romancier de plus en plus vieillot et académique, retranché sur des problématiques nous passionnant de moins en moins (le couple, l'amour mélancolique mais néanmoins victorieux à la fin, grâce à une pincée de zen et la recette complète du chili con carne), quelque part entre Jim Harrison (pour la pêche) et Jean d'Ormesson (pour la pêche aux femmes), le tout dans une langue semi-châtiée, entièrement construite sur l'écart : avec l'imparfait du subjonctif chaussé de santiags (genre "Bien que vous m'eussiez ce jour-là enculé sous les peupliers tagués...") et l'oralité bien pliée des dialogues. Bref, un certain savoir-faire qu'on n'aurait certainement plus eu envie de faire savoir.
Mais Djian est de retour parmi nous. Physiquement, d'abord : après Biarritz, Boston et Lausanne, toutes ces villes où lui seul pouvait guigner de vivre et écrire, revoilà l'enfant du Xe arrondissement de nouveau à Paris. Frais locataire, dans un immeuble appartenant au Vatican, d'un appartement bourgeois, lumineux, auquel on accède par un ascenseur dérobé, comme dans un film de Melville : la tanière familiale d'un bourru. Mais, comme c'est sa femme qui semble décider impulsivement de ces déménagements, lui se contentant de serrer son roman en cours dans sa tête, en priant pour que cela ne dure pas trop longtemps, on ne tirera aucune conclusion de cette arrivée.
Néanmoins, il se trouve que Philippe Djian est également de retour parmi nous, littérairement parlant. Ou plutôt : vers chez nous. Le titre formidable, retors et distordu, de son nouveau roman, Vers chez les blancs, est comme l'indicateur de ce mouvement. Et l'histoire même de sa trouvaille, un signe peut-être de la nécessité pour Djian d'en repasser par Paris : "J'étais en Suisse. Je devais absolument emmener ma fille dans une fête, mais il y avait une incroyable tempête de neige. J'ai quand même pris la voiture, mais en rentrant, j'ai versé dans le fossé. Quand je suis sorti de la bagnole, je me suis trouvé nez à nez avec un poteau indicateur où il y avait écrit : "Vers chez les blancs". Sans doute le nom d'un hameau. C'est le titre, me suis-je dit." Ouais. C'est beau comme du Breton, un hasard objectif. Il était temps que Djian retourne en effet chez les Blancs ­ les petits Blancs, comme on parle parfois, ici ou là, de "rock'n'roll pour petits Blancs".
La Suisse, où il a composé sa trilogie (Assassins, Criminels, Sainte-Bob : le coffret Folio dont vous ne voudriez pas chez vous), ne lui valait finalement pas grand-chose : les trois livres, partant souvent au galop avec des premières pages vitupérantes, s'affaissaient vite comme les Alpes, tournant au lac gelé, au paysage abscons, neutre, s'essoufflant en chapitres aussi indépendants les uns des autres que des cantons. Comme dit Guyotat, dans Explications, "Le jeune Orson Welles, dans Le Troisième Homme, sur la roue du Prater, je cite de mémoire : "Switzerland, five hundred years of peace, and what? The coucou-clock". Idem pour Djian : cinq ou six années de déjeuner en paix suisse, et quoi ? Une trilogie réglée ­ dans ses parutions ­ comme un coucou. On aurait dit un peintre figuratif s'essayant à l'abstrait ou, plus terrible encore, un romancier s'essayant à ce qu'on appelait encore, dans les années 70, l'écriture.
Djian lui-même commence à prendre des distances avec sa trilogie. Dans un restaurant basque où, preuve qu'il n'est pas complètement has been, on lui réserve encore la meilleure table, il reconnaît que "Oui, j'étais peut-être un peu trop loin de mon sujet à ce moment-là." Et avoue que cette histoire un peu gonflée de trilogie lui est venue comme ça. "Après avoir lu Assassins, Antoine Gallimard m'a dit qu'il y avait quelque chose qui n'était pas bouclé dans le roman. Sous le coup de l'inspiration, j'ai répondu "Bien sûr, c'est normal, c'est la première pièce d'une trilogie !" Je n'y avais jamais pensé auparavant. Après, il a bien fallu s'y mettre."
Enfin bon, n'en parlons plus puisque c'est fini. Puisque Philippe Djian revient avec un roman high energy comme une pile électrique, puisque Djian revient vers chez nous, vers nos histoires. Sa soif de savoir microcosmique est d'ailleurs étonnante. En l'occurrence, l'interviewé devient vite l'intevieweur. "Houellebecq, me demande Djian, tu le connais ? Il est comment ? Tu as écouté son disque ? Je trouve ça bien qu'un écrivain fasse plein de choses. Tu sais, un jour, j'étais invité à Sydney dans un séminaire d'écrivains. Houellebecq devait arriver un jour après moi, et j'étais prêt à repousser mon départ pour le rencontrer. Ce qu'il écrit me fait rire. Et puis je suis toujours content quand ça marche pour un écrivain. Hélas, il a annulé son voyage parce que sa femme était gravement malade et, du coup, je ne l'ai pas vu."
Djian soudainement devenu houellebecquien ? Pas vraiment. Mais certainement intéressé par la figure... Vers chez les blancs, son roman qu'il avoue inspiré par sa lecture de L'Information de Martin Amis (l'histoire de deux écrivains qui se détestent), est l'histoire de deux écrivains qui s'aiment. Djian, en effet, après nous avoir fait faire lire trop jeunes John Fante et Richard Brautigan (pas grave : eux, on les relira), se passionne aujourd'hui pour les écrivains anglais : "Ils sont plus vicieux", dit-il.
Donc, l'histoire de deux écrivains qui s'aiment. L'un, le narrateur, après avoir fait des best-sellers, a vu ses tirages diminuer (autour de "trente ou quarante mille", est-il dit dans le texte) au point qu'il est obligé de vendre des algues ou des T-shirts de la Bundeswehr à ses collègues écrivains pour boucler ses fins de mois et payer les études de ses enfants. Celui-ci dit "Bien souvent, je me demandais ce que j'avais fabriqué de tout l'argent qui m'était passé entre les mains à l'époque où chacun de mes livres se transformait en best-seller par l'opération du Saint-Esprit. Comment se faisait-il que je ne fusse pas moi aussi installé au-dessus des toits, jetant un coup d'œil paresseux sur quelque roman en cours avec un cocktail de fruits frais dans une main et un Monte Cristo dans l'autre ? Au lieu de quoi j'en étais réduit à des commerces limites et honteux et le fisc me traquait sans relâche depuis des années. Quelque chose m'avait-il échappé ou payais-je pour un hôtel particulier dans une vie antérieure ?"
De fait, il semblerait que Philippe Djian, en dépit du fait qu'il soit mensualisé par Gallimard, et malgré Déjeuner en paix pour Stephan Eicher ("Ça m'a rapporté un million de francs", m'a-t-il lâché au restaurant, juste au moment où je me demandais comment on allait faire pour l'addition, si on allait la partager ou quoi), il semblerait que Philippe Djian tire le diable par la queue. Comme je m'en étonne ouvertement, Djian évoque le prix de ses déménagements transfrontaliers, le coût honteux des garde-meubles suisses et une certaine philosophie de la vie qui l'empêcherait d'économiser. Bon. Le fait est que, dans le roman, cet écrivain en bout de course écrit un porno pour se relancer dans la carrière.
Son ami, plus jeune de quinze ans, un certain Patrick Vandhoeren, est au contraire au faîte de sa gloire. Les deux premiers romans de Vandhoeren, où il raconte essentiellement dans un style fluide "la misère sexuelle de son époque", lui valent d'être traduit dans "soixante-deux pays" et méchamment courtisé par les plus grands éditeurs. Houellebecq, vous avez dit Michel Houellebecq ? Disons simplement que, comme l'auteur des Particules élémentaires, Patrick Vandhoeren a la fâcheuse habitude de se teindre les cheveux... Le narrateur n'est pas du tout jaloux de lui, au contraire : "Il était l'un des meilleurs écrivains de sa génération, pâmait des amphithéâtres, avait son mot à dire sur les sciences, les mathématiques, la philosophie et j'en passe, il jouait au football, forçait le respect des universitaires et se mettait les petits merdeux dans la poche (il faisait même la couverture de leur magazine), les plus grands éditeurs se battaient pour lui, le monde était pratiquement à ses pieds..."
Certes, certains écriront peut-être que Djian se refait une santé sur le dos de Houellebecq, de Bret Easton Ellis, de Madonna (mais oui, la chanteuse, véritable héroïne centrale du livre), de Nick Hornby (dont les récents à-valoir faramineux forment un des gags récurrents du roman) et de pas mal d'autres (Echenoz, Angot, Darrieussecq, Angelo Rinaldi, tous cités), puisque le name dropping fait notamment fonctionner le livre. Mais auquel cas ce sera un poil exagéré et salaud. Et en prenant de pauvres accents gaulliens, il serait plus juste de dire "Djian humilié, Djian martyrisé mais Djian libéré !" Vers chez les blancs est le grand roman comique, à l'anglaise effectivement, à la Martin Amis effectivement, où Djian s'accomplit en réalisant les trois qualités qu'il assigne à un écrivain : la générosité, la colère et la dérision.
Dérision : Djian s'y moque de lui-même, tout en défendant, contre la littérature houellebecquienne, ses valeurs très seventies : "Quand je pense que (Patrick Vandhoeren) noircissait des pages et des pages sur la misère sexuelle de notre époque ! ­ en fait, le monde est tel que l'on veut qu'il soit ou, mieux encore, tel que l'on est soi-même ­ et il y avait autant de misère sexuelle dans le chaos des années 70, malgré tout ce qu'on en dit." Colère : sous ses aspects fanfarons, Vers chez les blancs est également un grand livre sur la marchandisation de la littérature et de l'écrivain. Comme lorsque le narrateur accuse son éditeur d'avoir pour partenaire financier Monsanto : "Ils ont infiltré la Food and Drug Administration. Ils ont commercialisé l'aspartame, le Roundup® et l'hormone de croissance bovine recombinante. Ils veulent lancer Terminator sur le marché. Tu sais ce que c'est ? Une semence dont la descendance s'autodétruit. Tu vois le tableau ? Les voilà, tes partenaires ! Monsanto ou des misérables de la même engeance !" Générosité : par rapport à Houellebecq, quand il écrit : "Patrick Vandhoeren était un sérieux candidat au sacrifice et je l'admirais aussi pour cette raison. Avec quinze ans d'écart, et bien que notre ambition littéraire ne fût pas comparable, une ressemblance assez troublante entre ce qui m'était arrivé et ce qui lui arrivait finissait par sauter aux yeux. Et je n'aurais su dire si cela partait d'un bon sentiment ou non, mais je voulais qu'il réussisse là où j'avais échoué."

A lire aussi, aux éditions Flohic : Philippe Djian revisité, rencontre avec Catherine Flohic, et Plans rapprochés, un essai sur Philippe Djian de Catherine Moreau.

© Arnaud Viviant, Les inrockuptibles, n°238 (11/04/2000)