Philippe Djian, le sexe érigé en style
Son dernier roman se présente comme une bonne tranche de pornographie juteuse.
Mais pourquoi, diable, l'a-t-il intitulé «Vers chez les blancs»?

Pas un mot, du début à la fin du roman, n'explique ce titre étrange: «Vers chez les blancs». On y entendra peut-être une contrefaçon proustienne. Quelque chose comme «Du côté de chez Swann» dans un registre certes plus bouseux. Encore que, ainsi référencé, ce titre aurait certainement mieux convenu au précédent livre de Philippe Djian («Sainte-Bob») qu'à celui-ci. Alors, faut-il descendre du ciel des lettres à la prosaïque géographie? Afin de rappeler au vaste monde que Vers-chez-les-Blanc (avec traits d'union!) désigne, au nord de Lausanne, une périphérie boisée que la bienveillante providence avait déjà dotée d'un Café Populaire, d'un centre de recherches Nestlé et d'un camping avec buvette, et qui bénéficie désormais d'une entrée dans le catalogue Gallimard. Philippe Djian, qui vient de quitter Lausanne pour retourner vivre à Paris, semble donc y avoir emporté ce nom dans ses bagages. Pour quelqu'un qui aime si peu s'encombrer, ce n'est déjà pas si mal.

Ces précisions étant faites, on peut entrer dans le roman où, de prime abord, on n'est pas dépaysé. Le narrateur est un écrivain; ce n'est pas la première fois chez Philippe Djian. En revanche, il est moins banal qu'il y ait tant d'autres affiliés à la société des lettres. Ils gravitent autour de ce Francis qui les fournit en vitamines et en algues revigorantes, car il faut se doper ici comme ailleurs si l'on rêve de rivaliser avec Bret Easton Ellis ou Stephen King. Il y a l'éditeur dont on lécherait les pieds pour une jaquette autour de son prochain livre. La romancière qui tricote de l'érotisme faussement scandaleux. Le jeune loup qui ne refuse pas d'accomplir certaines besognes mercenaires. Et Patrick, la trentaine auréolée de succès, que Francis, de quinze ans son aîné, tient pour le meilleur écrivain de sa génération. Tout cela finit par constituer un milieu littéraire salement blafard qu'agrémentent encore quelques rapides portraits débités à la tronçonneuse. Ce critique, par exemple, qui cumule les positions d'influence: «Il avait aussi son mot à dire sur la distribution des prix. Parfois, son poing s'abattait sur un crâne et le sang giclait de tous côtés. Un affreux spectacle. Et pourtant, en matière de littérature, notre homme n'aurait pas fait la différence entre sa tête et son trou du cul. Dois-je vous en présenter d'autres?»

Désir ressuscité

Le narrateur aime bien prendre ainsi le lecteur à témoin. «Drôle de fille, n'est-ce pas?» lui demande-t-il aussi à propos de Nicole, la femme de Patrick, qui vient de lui donner son slip avant de le lui reprendre. Drôle de fille, en effet. Mais on n'est pas moins surpris par ce Francis qui, afin de complaire à sa femme Edith, accepte de ressusciter chez Nicole un désir assoupi depuis un quart de siècle (ils avaient alors consommé un bref coït dans des toilettes lors d'un concert des Sex Pistols). Edith voudrait que Francis la convainque de tourner dans un porno et lui propose un marché: «Quand je te dirai d'arrêter, tu arrêteras. On est d'accord?» Francis est d'accord; il ne lui résiste jamais. Usant de rusés stratagèmes, il attire donc Nicole sur ce terrain. Mais le jeu lui échappe, la boîte de Pandore s'ouvre, les démons du sexe en surgissent, pas moyen de dompter la bête libidineuse qui va là où elle veut, et on la suivra dans tous ses égarements.

Autrement dit, «Vers chez les blancs» est un roman pornographique. Pas érotique, bel et bien pornographique. Précis, détaillé, technique. Avec zoom génital et gros plans anatomiques. Comme une sorte de visite guidée à travers les spécialités du genre, de la fornication de base aux subtilités du bondage dont on finit par connaître toutes les ficelles. Un écrivain peut-il, en la matière, atteindre la puissance des images cinématographiques? Francis, qui situe le sommet de l'art littéraire dans la capacité à rendre une scène de cul, a sa petite théorie là-dessus: «Imaginons que tu écrives, non pas "Brigitte se fait enculer", ce qui est une pâle copie de l'image et en ce cas la partie est perdue d'avance, mais au contraire "J'encule Brigitte". De quel côté a basculé la charge émotive d'après toi?» C'est donc une affaire de point de vue, et celui de Francis, affrontant la chose avec un cynisme goguenard, souligne la propension de la libido émancipée à tourner en méchante farce (on pouvait déjà apprécier cela dans «Les particules élémentaires» de Michel Houellebecq). Le résultat est d'une intense drôlerie. Alors que rien n'est devenu plus ordinaire, aujourd'hui, que de faire servir la littérature à la confession de ses ovaires ou de ses testicules, Philippe Djian réussit un véritable tour de force: montrer du sexe, encore du sexe, toujours plus près, surenchérir dans cette spirale de l'hyperréalisme, et cela sans nous arracher le moindre bâillement. C'est le miracle d'un style.

Pour sa part, Francis a beau se prendre pour un Henry Miller essoufflé, il ne manque pas d'air. Ecrivain sur le retour après avoir connu des jours meilleurs, il conçoit pour son confrère Patrick, le flamboyant mari de Nicole, une admiration amicale teintée de mélancolie. Sur cet autre versant, le récit est également très mouvementé. Patrick veut quitter son éditeur et négocie un nouveau contrat digne des transferts de footballeurs. Francis sera embarqué dans cette guerre littéraire sur fond de concurrence mondiale. Il donnera des coups, il en prendra aussi. Et on verra même apparaître Madonna en petite culotte transparente, guest-star inattendue de ce roman échevelé. Au milieu de tout ça, Francis est simplement quelqu'un qui cherche son équilibre entre le monde des femmes et celui de la littérature. Ce n'est pas toujours facile, alors il titube, sombre dans la parano, se rattrape comme il peut, et continue tant bien que mal à travers les défaites de la vie. Il n'a rien d'un héros, c'est certain. Mais, allez savoir pourquoi, on s'attache dès la première page à ce personnage qui se débat dans les mensonges des apparences plus compliqués à dénouer que les nœuds savants du bondage.

 

© Michel Audétat, Webdo.ch, Le 06/04/2000