Philippe Djian : Au plaisir littéraire (A propos d'Ardoise)

Philippe Djian : Au plaisir littéraire

Philippe Djian incontestablement aime la littérature. La preuve : il évoque ses propres textes fondateurs sans pour autant se livrer au dénigrement de ceux qu'il apprécie moins. Une bonne manière, qu'il n'est pas inutile de mettre en exergue, alors même qu'un débat littéraire se remet lentement en mouvement, que s'amorcent des regroupements, se constituent de petites chapelles dans des revues ou des sites sur l'Internet. Mais surtout que se mettent en place de nouveaux mandarinats, gouvernés visiblement plus par l'étroitesse esthétique et les connivences que par un amour illimité de la littérature. Philippe Djian possède quant à lui cette qualité inestimable, qui paraît se faire rare, de ne pas se ranger du côté des aboyeurs, des ricaneurs ou des censeurs. Et son livre Ardoise apporte un souffle d'air pur, quand çà et là s'annoncent, sous des plumes qui auraient sans doute mieux à faire, de petits brûlots prétendant en découdre avec quelques uns des écrivains marquants de notre époque. Notre auteur n'appartient pas à cette compagnie des spectres grincheux.

Il a choisi en effet de nous dire simplement, sans jamais hausser le ton, ce qui l'a conduit vers l'écriture et l'y a définitivement arrimé. La cinquantaine arrivée, l'auteur de 37ø2 le matin dévoile un enracinement complexe, dans lequel se retrouvent certes ses filiations déjà identifiées ou revendiquées - J.D. Salinger, Cendrars, Kerouac, Melville, Hemingway, Carver... -, mais aussi Faulkner ou Céline. Alors que la lecture d'ouvres littéraires, classiques et plus encore contemporaines, régresse avec une inquiétante régularité parmi les jeunes classes d'âge, son livre se présente comme un vibrant appel, une exhortation à venir fréquenter la littérature. Pour cela, il revient sur ses propres années de formation, entre vingt et trente ans, lorsqu'il reçut comme une pluie bienfaisante tous ces livres qui le façonnèrent. D'eux, il parle avec ce mélange de familiarité et de respect qui n'a plus guère cours. On lui préfère aujourd'hui les bons mots et les jugements à l'emporte-pièce, qui peuvent aussi se lire comme la forme contemporaine du mépris. Refoulé l'usage du mot " livres " : l'on ne parle plus en certains lieux que de " bouquins ". Il n'est pas acquis qu'on puisse ainsi réveiller le goût pour la lecture, qui comprend un peu de solennité et pas mal d'émerveillement. Justement Philippe Djian fait ici généreusement partager ses éblouissements initiaux, sans jamais faire le pédant ni en rajouter dans l'admiration superlative. Des dix titres qu'il a choisis de présenter, parmi ceux qui exercèrent sur lui une influence déterminante, il propose à chaque fois une lecture simple, nette, éclairante, qui va droit à l'essentiel. Un modèle d'approche, qui n'oublie jamais qu'" étrangement, se mêle une notion de douleur à l'amour que l'on porte à certains livres ". Et qui surtout donne à comprendre les possibles raisons d'aimer Cendrars ou Hemingway, quand on n'a soi-même jamais été vraiment séduit. Lui-même, en retour, ne doutant pas un instant de la grandeur d'un Flaubert ou d'un Zola, même si l'un et l'autre ne lui parlent visiblement pas. Pour lui, le goût littéraire est une affaire essentiellement intime, qu'il suggère à son lecteur de promptement s'approprier : " Si nous cherchions à mieux nous connaître, à accepter notre liberté d'apprécier, à découvrir une véritable émotion qui ne serait pas semblable à celle du voisin ni soufflée par les gardiens du temple et le pâle petit troupeau de leurs serviteurs ? "

Ainsi c'est merveille de le suivre, lisant Céline et Faulkner, Mort à crédit et Tandis que j'agonise, préférés au Voyage au bout de la nuit et au Bruit et la fureur. Non par quelque volonté de hiérarchiser - il exècre cela ! - mais pour des raisons d'empathie avec les deux ouvres, très finement exposées. Ici comme ailleurs, il insiste sur le rôle primordial de la manière dans le déclenchement du plaisir de lecture. Au tout début du livre, dans le chapitre consacré à l'Attrape-cœur, le roman culte de J.D. Salinger, il avait d'ailleurs averti : " Ce n'était pas tant les choses qu'il disait que la manière dont il les disait ", qui l'avait immédiatement époustouflé. Philippe Djian suit en l'espèce une voie originale d'approche des textes, qui ne doit ni à l'analyse critique classique ni à la glose universitaire. Il nous explique davantage comment lui-même s'est trouvé saisi par les ouvres puis est entré en elles, sans la révérence obligée pour les classiques. Son approche de Céline, encore une fois, est impressionnante de sûreté et de lucidité critique. Il parvient en effet à faire tenir ensemble l'homme, l'ouvre qui " entraîne parfois au milieu des ténèbres ", et leurs contradictions. Ne rendant pas le personnage plus sympathique, mais faisant entendre comment à travers lui et sa langue convulsive parlent les monstrueux dérèglements de son temps. En même temps qu'il lisait, Philippe Djian cheminait lui-même vers l'écriture. Ou plutôt s'approchait du moment où allait s'opérer le passage d'une écriture personnelle à une écriture littéraire, quand " le moindre mot commence à vous poser un problème ". La foule des lectures accumulées entre la vingtième et la trentième année avait en quelque sorte précipité, donnant naissance à l'écrivain. Celui-ci nous livre aujourd'hui l'un des plus beaux hommages qui se puissent rendre à la littérature.

© Jean-Claude Lebrun, L'Humanité, 07/02/02.