Société des Djian de lettres
Salinger, Kerouac, Carver, Céline et quelques autres : Philippe Djian paie ses dettes de lecteur.

Vous êtes en 2002 mais vous regardez un western français des années soixante-dix. Un cow-boy tendre aux airs durs nommé Philippe Djian ouvre d'un coup de botte la porte du saloon. Il a baroudé en Amérique, sur les routes et dans les livres. Il est couvert de poussière et de mots. Il commande un tord-boyaux et le verse lentement sur la tête d'un «chroniqueur» qui l'a critiqué naguère, ça fait du bien. C'est le saloon de sa jeunesse. Les jeunes l'observent. Quand il parle, il est direct et emphatique, plein de trouvailles et de clichés. Une grosse fleur bleue pousse dans sa botte gauche, celle du cœur : ce mélange fait son charme. Parfois, il dit des choses étranges: «Vous pourrez vous promener en compagnie des grands auteurs et sortir en ville sans craindre que l'on vous montrât du doigt.» Certains l'appellent le subjectif imparfait. Il se tourne maintenant vers le patron et lui demande l'ardoise. Il ne l'avait jamais réglée. Vingt ans et quinze livres ont passé. Il est temps. Il y a dix noms dessus. Dix écrivains. Huit Américains, un Français, un Suisse. Ils ont changé sa vie, jadis ; ils l'ont fait vivre puis écrire. Le cow-boy sort du papier, une plume, ses tripes. Puis il règle l'addition en écrivant ce livre, Ardoise, bref et intime hommage à la décurie qui l'a fécondé.

Quand il en parle, c'est violent et physique. Ces écrivains l'ont pénétré et enchanté. Ils lui ont mis le genou à terre, l'ont fait trembler, lui ont été remède de cheval, l'ont accueilli comme un aventurier sa maîtresse : Djian n'a pas assez de mots pour montrer qu'il a leurs livres dans la peau. Pour résumer : Salinger l'a éveillé par le ton. Céline l'a défloré par le style. Cendrars «le virus» l'a contaminé par sa liberté. Kerouac l'a apprivoisé par l'expérience. Melville l'a embarqué sur son mythe. Miller l'a forcé à écrire. Faulkner l'a hypnotisé et violé. Hemingway l'a simplifié. Brautigan l'a allégé. Et Carver, le plus simple de tous, l'a mûri. Longtemps, il a affiché leurs portraits sur ses murs comme une midinette. Un jour, sa femme les a arrachés : «Je n'en avais personnellement pas la force mais étais tombé d'accord avec elle sur le fait que j'avais passé l'âge.» Cette galerie est habitée par quelques anti-portraits : Djian, autodidacte enivré de rock et d'Amérique, n'aime guère Proust, Flaubert, Cervantès, Sade et Bataille. Sa bête noire est Nabokov. Il lui applique assez drôlement le bizutage à base de mauvaise foi que l'auteur de Lolita infligeait à Tolstoï ou Cervantès. Nabokov hante le livre, d'un bout à l'autre, comme une caricature et un repoussoir trop péniblement admiré : «Qui donc aurait envie de se laisser fouetter par Nabokov, sincèrement?»

Sur les autres, Djian a des envolées du cœur et des phrases justes, parfois belles. Kerouac ? «Il me rend acceptable à mes propres yeux.» Carver ? Il «avait tellement de choses à dire et il s'accordait si peu de mots pour les exprimer». Quand il découvre le Mort à crédit de Céline, qui lui «fait manger sa merde», Djian ignore tout de son auteur. Cette expérience de la vierge prise par le style, beaucoup l'ont vécu comme lui dans leur adolescence, et Djian rappelle que c'est finalement la seule qui reste : on a beau apprendre ensuite que Céline fut un salaud, on ne peut que revenir à la première rencontre, aux premières phrases.

L'histoire littéraire intime de Djian a ainsi deux vertus : elle donne envie de lire ou de relire ceux qu'il invoque et elle renvoie chaque lecteur à sa propre expérience (et à sa nostalgie). Quels sont les livres qui ont changé votre vie? Orwell répondait: celui où j'ai appris qu'un amateur de thé devait le boire sans sucre. Djian a plus d'enthousiasme et il est moins anglais : il regrette le temps où, jeune maverick, il fut marqué par tant de maîtres de style et de vie : de «morale». «Après Raymond Carver, conclut-il, je n'ai plus connu ça». Le rude Poucet a semé ces livres pour retrouver le chemin de sa jeunesse et dans le saloon, on comprend soudain qu'il a vieilli.

© Libération, Philippe Lançon (Jeudi 31 janvier 2002)