Djian paie ses dettes
Salinger, Joyce, Céline, Cendrars... Quand l'auteur de "37°2" rend hommage à ceux qui l'ont constitué.

Ils sont américains (Salinger, Kerouac, Melville, Miller, Faulkner, Hemingway, Brautigan, Carver), français (Céline, Cendrars), sans oublier le génial auteur d'Ulysse, James Joyce : "Quand, se prélassant dans un palace des bords du Léman, entre deux chasses aux papillons, écrit Djian, Nabokov déclarait que le monologue de Molly Bloom était la grand faiblesse de Joyce (mais Lolita est une telle merveille!...), j'étais encore trop jeune pour lui sauter à la gorge et l'étrangler de mes propres mains. Je me suis promené pendant vingt ans avec la dernière page d'Ulysse pliée dans mon portefeuille et cette autre blessure ne se refermera jamais."

Philippe Djian, auteur de quinze romans, dont plusieurs succès, au premier rang desquels 37°2 le matin, a décidé de leur payer sa dette, tout en sachant qu'il n'en aurait jamais fini puisqu'il leur doit ce qu'il est devenu, à ces inconnus si proches, à ces morts si vivants qui l'émeuvent comme lorsqu'il les a découverts, mais pour lesquels il peine à faire partager son émotion. Peut-être parce qu'il est trop dans l'admiration et l'empathie.

Sur Céline, il est d'une justesse - "il représente pour moi le styliste absolu" - alliée à une naïveté désarmante : "Je ne savais pas qu'il était le salopard dont on me dresserait le portrait par la suite. Et c'est un peu mon problème avec lui car je l'ai immédiatement aimé et n'ai pu me défaire de ce sentiment, malgré que j'en eusse." C'était peut-être une occasion de s'interroger un peu plus avant sur le mystère Céline, sur cette "fabuleuse puissance incantatoire", sur le Céline scandale dont a parlé Henri Godard (Gallimard), au lieu de s'imaginer que "tout le monde sait qu'il y a deux Céline", manière trop commode de fuir le problème que pose cet irrécupérable.

A l'origine, Jerome David Salinger et L'Attrape-cœurs : "D'une certaine manière, je ne me souviens pas de ce qu'il y a avant L'Attrape-cœurs." Kerouac, celui qui possède "une écriture qui vous marque physiquement, qui laisse son empreinte indélébile sur votre corps"et dont la route n'est pas si éloignée de celle que Melville, un siècle plus tôt, assignait au capitaine Achab. Henry Miller, qui a sûrement "représenté un point de non-retour" dans la décision de Djian de devenir écrivain. Faulkner, l'envoûteur suprême, Hemingway en "grand professeur", Richard Brautigan, auquel Djian doit peut-être encore plus qu'il ne le dit.

Et enfin, Raymond Carver (1), celui dont il a sans doute le plus de mal à parler, tant il lui semble délicat de "dire d'un écrivain qu'il est tout ce qu'on aime". Carver, mort trop tôt, œuvre inachevée laissant une déchirure, œuvre qui va au plus près de "la simplicité - l'économie, la sécheresse ", Carver, pour lequel il faudra batailler encore longtemps avant qu'on lui donne sa vraie place.

(1) Vient de paraître Deux Audacieux, auprès de Raymond Carver, témoignage de Tess Gallagher (traduit de l'anglais - Etats-Unis - par Christine Rinoldy, éd. Arléa, 120 p. 12 € ).

© Jo. S., Le Monde, (1er février 2002)