Djian prof de lettres

Donc, Philippe Djian s’ennuyait. Les journées, à Turgot, s’étiraient comme le gruyère dans l’assiette de pâtes. Prisonnier d’un pays «chichiteux et collant», où «le simple fait de respirer demandait un effort particulier», le lycéen, au fond de la classe, guettait le signal strident qui sonnerait la fin des cours et de sa morne jeunesse. Ce fut «l’Attrape-cœurs» – l’histoire d’une fugue, justement. Dans l’autobiographie littéraire qu’il publie aujourd’hui, Djian confie avoir, en découvrant Salinger, «senti ses genoux se plier et se cogner contre le sol». Il relut aussitôt les aventures de Holden Caulfield, pour vérifier que la même prose produisait les mêmes effets. Suivirent, comme une «pluie de météorites», le Céline de «Mort à crédit», Blaise Cendrars, dont il trouva par hasard un volume sous le lit d’un YMCA de New York et qui le fit s’engager comme docker au Havre, Kerouac, Melville, Faulkner, Hemingway, Brautigan et Carver. Les grands Américains, on le voit, ont les honneurs de son top ten: ils provoquèrent chez lui, sans coup férir, «un état de confusion avancée, de ténèbres lumineuses», «un sentiment d’oppression, de suffocation et de brûlure». Sans parler des avantages qu’il y avait à lire Henry Miller pour appâter, au café, la Suédoise au pair de la table voisine. Dans cette chronique tenue, intime, des éblouissements d’un écrivain qui se souvient de ses premières lectures comme d’amours de jeunesse, on apprend que Djian conserva longtemps une page de Joyce dans son portefeuille, commit quelques œuvrettes en vers, suivit Kerouac à la trace et fréquenta la librairie de Ferlinghetti, boucla enfin ses valises pour la Grèce après avoir dévoré « leColosse de Maroussi». Quel besoin Djian avait-il d’ajouter, au lavis de ces légères notations, le pastel gras d’inutiles considérations sur l’art d’écrire? Ainsi peut-il affirmer que «le style est à la fois une musique et une manière de regarder les choses, ou si l’on préfère une attitude ou encore une façon d’être, ou un point de vue». La théorie, on le voit, déborde de partout, et le zouave du pont de l’Alma a la jugulaire qui trempe dans la crue des poncifs. De ces années de pèlerinage, djian a du moins tiré une manière d’art poétique qui montre que sa faculté d’adulation n’a rien perdu de son incandescence: «Un livre doit être comme une armée en marche, se mouvoir comme un seul homme», écrit-il. Ou encore: «Je pense que c’est à Melville que je dois ce sentiment qu’un personnage n’existe pas tant que le vent n’a pas soufflé dans ses cheveux.» Et aussi: «Faulkner agit sur le lecteur par envoûtement. Ce qui signifie que celui-ci atteint très vite une sorte d’état second, somnambulique à mesure qu’il s’enfonce au cœur du roman, cerné de toutes parts, emporté par des bras qui le saisissent les uns après les autres et le soulèvent.» «Ardoise» est, on l’a compris, un manuel de savoir-lire. Avec ferveur et modestie, Djian y honore ses dettes. 

© Didier Jacob, Le Nouvel Observateur n°1943

Après avoir publié ses premiers livres aux Éditions Bernard Barrault, Philippe Djian a intégré l’écurie Gallimard en 1993. Ses derniers romans y ont connu un vif succès: «Sotos» a atteint les 90000 exemplaires en Collection blanche (70000en Folio), «Assassins» 65000 exemplaires (65000 aussi en Folio), «Criminels» 37000 exemplaires (26000 en Folio), «Sainte-Bob» 32000 exemplaires (25000 en Folio) et son dernier livre, «Vers chez les blancs», 120000 exemplaires (46000 en Folio).