Ardoise, de Philippe Djian

"Malgré que j'en eusse." La tournure est page 31 du dernier livre de Philippe Djian. Pour qui se rappelle les gardes-chiourmes des lettres françaises agacés par les "malgré que" inappropriés d'un jeune romancier à succès, ce "malgré que j'en eusse", très grammaticalement correct, est un joli pied de nez. Ou la preuve que Philippe Djian a vieilli. D'ailleurs, dans Ardoise, dette reconnue d'un écrivain à quelques géants de la littérature, celui qui fut le plus branché des auteurs tricolores ébauche son panthéon personnel avec une sincérité, une absence de coquetterie et de cynisme bien peu modernes. Confier que Salinger, Melville, Hemingway, Faulkner, Kerouac, Miller, Brautigan, Carver, Céline ou Cendrars vous ont bouleversé est d'un commun qui frise le vulgaire.

Ce livre, ni anthologie ni traité critique, n'apprendra pas grand-chose sur la musique de Kerouac, l'écriture "blanche" de Carver ou la "luxuriance" de Henry Miller. Alors à quoi sert-il ? A rien, comme l'amitié. Il dit simplement de belle manière ce que l'on doit d'émotion à ces romans essentiels, qui nous sont si proches. Il salue ces écrivains qui savaient que le style est affaire de morale et qu'un auteur "doit être amoureux du monde". Il avoue le bonheur de celui qui a pris Sur la route pour un "traité de savoir-vivre", trace parfois des raccourcis utiles ("Céline était un homme du peuple. [...] On a les grands auteurs que l'on mérite et la France de ce temps-là ne méritait pas mieux"). Derrière l'hommage, on lit aussi les propres doutes et combats d'un écrivain qui s'est attelé à la tâche avec cœur. On est alors plutôt fier d'avoir, comme lui, choisi ses amitiés littéraires aux marges du Lagarde et Michard, de l'Académie française ou des prix Goncourt. Malgré qu'on en ait.
© Pierre Sorgue, Télérama, 16/02/02