Djian paye ses dettes de jeunesse
Djian remonte au temps où Salinger, Kerouac, Hemingway et Cie ont bouleversé ses jours.
Ses émois de lecteur ont donné vie à Ardoise

Comment Djian est-il devenu Djian ? Qu'a dans le ventre l'auteur de 37°2 le matin ou des plus récents Sainte Bob et Vers chez les blancs ? Quelles lectures l'ont bouleversé, remué tout au fond de lui-même ?
Dans Ardoise, l'écrivain répond à sa manière à ces questions. Il nous invite à faire le tour des auteurs qui l'ont marqué en profondeur. Il règle ses comptes, en quelque sorte.
Pas question de jouer les "critiques à la petite semaine". Raillant au passage les jeunes gens "tellement "universitaires"" qui écrivent dans les magazines en ayant "si peur de passer pour des andouilles", Philippe Djian raconte ses passions, celles dont les livres et la vie lui ont assurément et durablement remué les tripes.
Salinger, Kerouac, Melville, Miller, Faulkner, Hemingway, Brautigan, Carver... Les écrivains américains l'emportent haut la main sur l'ardoise de Djian. Les français Céline et Cendrars ont beau faire aussi partie de sa liste d'auteurs de référence, ses plus grands pourvoyeurs d'émois littéraires viennent majoritairement de l'autre côté de l'Atlantique.
Question de hasard, explique-t-il dans Ardoise. Un "hasard qui voulut que ce ne fût pas Cervantès mais Salinger, Kerouac ou Carver" qui le fécondèrent, "au plus fort de la tourmente", durant cette période où "le monde s'engouffre à l'intérieur de vous sans ménagement". Les lectures faites quand il était jeune homme sont des "pierres blanches" qui jalonnent le chemin sur lequel il marche encore.
L'attrape-cœurs de Salinger, premier cité d'Ardoise, a fait comprendre à Djian ce que lire voulait dire. Avant de l'ouvrir, il pensait que les "livres étaient une source de savoir". Il ne savait pas encore qu'ils "parlaient d'autre chose. Que certains livres n'étaient pas des livres mais de purs moments d'émotion qui vous élevaient vers les cimes".
D'où l'espèce de frayeur que l'auteur a éprouvé en refermant L'attrape-cœurs. Dire qu'il aurait pu vivre sans jamais connaître une telle expérience. Plus que des présentations d'œuvres ou d'écrivains, les émotions sont au rendez-vous d'Ardoise.
L'écrivain met une belle énergie à partager ses enthousiasmes. Mais il s'amuse aussi à éreinter ses bêtes noires (Vladimir Nabokov en tête). Porté par le souvenir de ses élans de jeune lecteur, il confie devoir à Faulkner, "auteur indispensable, des vertiges qu'aucune drogue n'a jamais déclenchés" dans son esprit.
Plus loin, la plume espiègle et juste, il note : "Les écrivains, dans leur grande majorité, souhaitent laisser une empreinte. On imagine aussitôt quelque chose de lourd, de pesant. Les écrivains, dans leur grande majoirté, sont des enclumes. Mais il s'en trouve un, quelquefois, qui choisit la légèreté". Et Djian de citer Brautigan, l'auteur de Tokyo-Montana Express, qui "peut faire tenir une tragédie grecque dans un dé à coudre" et sait que "les choses les plus sérieuses du monde sont également les plus comiques".
Si l'écrivain évoque ses plus jouissives découvertes littéraires au fil d'Ardoise, il les dévoile par petites touches depuis ses premiers romans. Il n'est pas rare en effet de voir ses personnages lire Brautigan et les autres. Ses fidèles lecteurs se retrouveront donc en terrain connu dans Ardoise, où il dévoile clairement son jeu, règle ses dettes avec enthousiasme et, du même coup, nous (re)met quelques auteurs en tête.
Lire Ardoise, c'est donc se mettre de grands écrivains sous la dent mais aussi mieux connaître Djian.

© Pascale Haubruge, Le soir (11/02/02)