Pour solde de tout compte

S'il est vrai, comme se plaisait à le répéter Hemingway, que ce qui fait l'écrivain, c'est la vie, il peut paraître tautologique d'ajouter que ce sont, aussi, les autres écrivains. Philippe Djian le démontre à la lettre dans ce court essai dont le titre résume le projet : s'acquitter de la dette qu'il a contractée, entre vingt et trente ans, auprès des grands noms de la littérature, avant de se lancer lui-même dans le rude labeur de l'écriture.

Mais très vite, on comprend que l'ardoise ne sera jamais effacée, que seule une infime partie de la dette peut être réglée, et de la façon la plus humble - on peut aussi dire "plate" - qui soit : une série de brefs textes d'hommage. Est-ce parce qu'on sait Djian d'ordinaire peu prodigue de compliments ? Ces exercices d'admiration tournent quelque peu à vide : dix fois dix pages pour dire que Céline, Salinger, Henry Miller, Brautigan, Carver, Faulkner, Cendrars, Kerouac, Melville et Hemingway ont bouleversé sa vie et déterminé sa décision d'écrire, c'est ou trop ou pas assez. Lui-même le reconnaît ("Je n'apporte rien à la grandeur de Céline ou de Kerouac en ajoutant trois mots aux études qui leur ont été consacrées") et ses portraits s'achèvent fatalement sur le même constat : ces auteurs ont "la magie". Certes, à trop aller au fond des choses, on finit par s'y embourber, mais la navigation de surface est tout aussi frustrante...

En fin de compte, c'est moins la valeur de ces écrivains (entérinée par une reconnaissance mondiale à laquelle échappe encore, peut-être, Raymond Carver) qui importe ici que la façon dont ils ont croisé un jour le chemin de Philippe Djian et l'ont jalonné de bornes, de panneaux indicateurs, mais aussi de dos-d'âne, d'impasses et de points de non-retour. C'est dans le récit de ces rencontres qu'Ardoise touche et convainc. Dans le parallèle entre la lecture de Mort à crédit et le coup de foudre pour une jeune Italienne, dans la découverte de Kerouac et le pèlerinage sur la route d'un Djian "un peu trop groupie", ou encore dans le mépris de soi éprouvé en refermant les deux mille pages de La Crucifixion en rose : "Je faisais le malin depuis des années avec mes carnets et mes notes, mais je n'avais pas été fichu de m'y mettre sérieusement, j'étais paresseux et lâche, tout juste bon à repousser l'heure de vérité à plus tard. Ma médiocrité devenait tout à coup insupportable."

On l'aura compris : ces textes imparfaits dessinent, malgré tout, une éthique de l'écriture et de la vie, en même temps qu'ils ébauchent une sorte d'autobiographie par les livres. Et confirment que rien ne parle mieux de nous que ce(ux) que nous aimons.

© Pierre Brévignon, paru.com, 12/02/2002