Mauvais
rebonds
" Regarde, papa,
a-t-elle dit. On voit ses couilles !... " J'ai souri à madame Le
Veaux, la femme de l'agence. Puis je me suis penché vers ma fille et
l'ai soulevée dans mes bras. " C'est sans importance, lui ai-je
murmuré. Mais ne le répète à personne, sois gentille. " Madame
Le Veaux a chaussé de larges lunettes de soleil.
" C'est son genou droit, a-t-elle précisé à mi-voix. Et il n'est
même pas sûr qu'il gagne son procès. Oh, c'est une véritable
tragédie, vous savez ! "
J'ai acquiescé, bien que je ne sentisse aucune pénible vibration dans
l'air. L'homme était assoupi sur une chaise longue, à l'ombre d'un
eucalyptus dont le feuillage cliquetait faiblement. Ses avants-bras traînaient
sur le sol, sa tête était inclinée sur le côté et, ma foi, il se
dégageait du tableau un tel sentiment de paix et d'abandon, de
quasi-sieste estivale, que j'avais peine à croire que ce type était
fini. D'autant qu'il était en tenue. Le duvet blond de ses épaules,
les poils de sa poitrine bouclaient aux échancrures d'un maillot vert
anglais, presque lumineux. Et il portait ce large short, bien entendu,
guère plus long qu'une mini-jupe, et d'une ampleur déconcertante.
" C'est comme un écrivain qui n'aurait plus son bras... !,
a-t-elle soupiré. Remarquez... non... enfin, vous voyez ce que je veux
dire. "
Sur ces mots, l'homme s'est levé d'un bond et sa tête a disparu dans
le feuillage. Ma fille a serré ses bras autour de mon cou.
" Bill. .. !, s'est exclamée madame Le Veaux. Bill, mon Dieu, je
ne t'ai pas réveillé, au moins... ? " Ne respirant plus, elle
étreignait ses dossiers contre son cœur, le cou tendu et comme aspirée
par une force invisible. Puis elle s'est recroquevillée lorsque Bill
s'est penché sur elle.
" Je n'ai pas fermé l'œil dans l'avion ", a-t-il confié
avant de l'embrasser.
Après quoi, il l'a arrachée du sol et ils ont ri un moment tous les
deux. J'en ai profité pour expliquer à ma fille que Bill était juste
un peu plus grand que la normale. " Mais non, il n'est pas
méchant, il va même nous prêter sa maison... Crois-tu que je
laisserais quelqu'un te faire du mal...? Alors là, ta mère me tuerait
! "
Pour finir, il a tendu sa main vers moi :
" Bill Walton, des Celtics.
– Philippe Djian, de chez Gallimard... "
Avant même de la visiter, et ne me fiant qu'aux vagues descriptions que
l'on m'avait fournies à l'agence, j'avais déjà déclaré à madame Le
Veaux que la maison me conviendrait à coup sûr. Nous étions à
l'hôtel depuis près d'un mois et je sentais que le moment était venu
de trouver rapidement une solution.
" D'un autre côté, les urinoirs sont ce qu'il y a de plus
hygiénique... ", a précisé madame Le Veaux. Ils étaient fixés
au mur à la hauteur de mon sternum. D'autres petits détails de ce
genre m'avaient frappés tandis qu'elle me promenait d'une pièce à
l'autre. Par exemple, le dessus des portes avait été ouvert jusqu'au
plafond, découpé, semblait-il rageusement, à l'égoïne, et les
marches de l'escalier qui desservait les étages exigeaient un effort
particulier. Les placards, téléphones, pommes de douche, les miroirs m'agaçaient
un peu à mesure que je les découvrais. Et je ne l'aurais pas juré,
mais le mobilier me paraissait légèrement surdimensionné, bien que
madame Le Veaux refusât de l'admettre. Pour elle, un fauteuil était un
fauteuil, une assiette était une assiette.
" Tout ce que je demande, a déclaré Bill, c'est qu'on ne touche
pas à mes trucs du Grateful Dead... ! " Les murs du salon étaient
en effet décorés de disques d'or, portraits, fanions et autres
raretés dédicacées par le groupe, mais ils étaient accrochés si
haut qu'ils ne risquaient pas grand chose.
" Alors... ? La maison vous plaît... ?", m'a-t-il demandé.
Il s'était assis afin que nous puissions nous regarder dans les yeux.
L'après-midi touchait à sa fin et de larges pans de ciel orangé
tombaient sur les murs de la cour. J'ai pensé que ma femme était
grande. Ma fille s'était endormie sur un coussin avec le sourire aux
lèvres. J'ai pensé que j'allais devoir vivre sur la pointe des pieds,
telle une danseuse, mais qu'au moins j'allais pouvoir terminer mon roman.
Certains hommes pissaient dans des lilliputiennes situées un mètre
en-dessous.
– Elle me plait, Bill ! lui ai-je annoncé. Je la prends sur le champ.
– Il faudra que je vous présente le Dead..., a-t-il conclu aimablement.
Il est sorti dans la cour tandis que je signais les papiers avec madame
Le Veaux. Elle a levé la tête un instant pour écouter le ballon qui
rebondissait sur le sol, puis la vibration du panier qu'il venait d'heurter.
" Oh, ça me glace les sangs... ! a-t-elle murmuré. Tenez, c'est
comme un écrivain qui n'aurait plus toute sa tête. Enfin... quelque
chose comme ça, vous voyez... Oh, c'est trop injuste... !"
Elle a tenu bon jusqu'à la signature du chèque, cependant que Bill
continuait à se faire mal en marquant des paniers d'où résonnait une
âpre mélancolie vu les circonstances. Puis elle s'est hâtée vers la
cuisine et je me suis assis sur les marches. Bill a tenté un bras
roulé d'une quinzaine de mètres. Je n'ai entendu que le sifflement du
filet au moment où le ballon traversait le panier.
– Bah, on ne peut pas tout avoir..., a-t-il plaisanté.
– Bill... Je suis très content d'habiter votre maison. Parfois, la
tête des gens ne vous revient pas... Ecoutez, on ne sait jamais,
n'hésitez pas à nous rendre visite si vous passez dans la région...
Il a esquissé une grimace amère. Je l'ai regardé s'éloigner vers le
fond de la cour, dribblant un joueur invisible. Il ne m'a pas semblé
que son genou l'handicapait, mais je n'y connaissais pas grand chose et
certain détail révélateur avait pu m'échapper à la faveur du
crépuscule.
– Bon, écoute-moi bien... !, m' a-t-il lancé. A présent, ce n'est
plus mon genou qu'il faut avoir à l'œil !
– Très bien, Bill. Entendu...
– Tu vois le panier, là-bas... Trente mètres ! Personne n'y est
arrivé...
Il a levé le ballon au-dessus de sa tête. Machinalement, j'ai retenu
ma respiration car je trouvais cet instant magnifique.
– Fais comme moi, a-t-il ajouté. Le jour où ton éditeur t'aura
viré, montre-lui que tu peux écrire Guerre et Paix !
J'ai formulé un vœu en ce sens tandis qu'un râle sourd accompagnait
sa tentative. Le ballon a traversé la cour en sifflant avec, dirais-je
une sorte d'ivresse victorieuse. Puis il a bifurqué à angle droit, et
comme gagnant de la vitesse après avoir rencontré l'anneau du panier,
ce qui l'a propulsé au beau milieu d'une fenêtre du premier étage.
J'ai bondi pour me protéger des morceaux de verre qui dégringolaient
de partout.
Ensuite, le silence est revenu.
– Bon, je vais prendre un balai... ! a-t-il décidé.
Je l'ai retenu aussitôt :
– Je vous en prie, Bill... Je vais le faire.
Ce texte est paru
initialement dans Libération (Édition Ile-de-France,
23/01/1995),
puis repris dans Contes de Noël (© Éditions Méréal,
1996) |