"Mais
plus tard, penché au-dessus du cratère au fond duquel
gisaient encore des restes de son bureau, lorsqu’il sentit
son échine se hérisser au souvenir épouvantable de sa
dégringolade au milieu d'un fracas de poutrelles et de
plâtre, Marc recouvra toute sa raison et sa pugnacité et
décida qu’il allait passer outre à la volonté de son
père.
« Je me fous que ça lui plaise ou non », déclara-t-il à
David qui hocha vaguement la tête.
Provisoirement, Béa avait installé Marc dans le bureau de
son frère. Elle attendait qu’il remarque les fleurs
qu'elle avait disposées dans un vase à l’occasion de son
retour, mais elle voyait bien qu'il n’était pas d'humeur.
Quand il l’appela pour lui demander si son client voulait
une Porsche pour le prix d'une Trabant, elle dut aller
vérifier son maquillage pour s’assurer qu’il n'avait
pas coulé. Elle savait que Marc ne supportait pas le
désordre et qu’il avait trouvé le garage sens dessus
dessous. Mais quand même. Elle savait que la peau de son
cou était irritée par la minerve, que l’arrivée de
cette femme le perturbait, qu’un compresseur vrombissait
sous leurs fenêtres et que partager le bureau de son frère
ne l’enchantait pas. Mais quand même. La croyait-il
taillée dans la pierre? Croyait-il qu’elle pouvait tout
supporter en gardant le sourire? Elle resta assise à son
bureau, à pincer les lèvres, à se tordre les mains, à
répondre brutalement au téléphone." (45)
"La
mairie envoyait ce type, de nouveau. La mairie pensait
procéder à quelques plantations sur la zone du sinistre,
ce à titre de dédommagement et en signe de bonne volonté
- les palmiers atteignaient déjà trois mètres de haut et
l'homme fit distraitement remarquer qu'ils valaient la peau
des fesses.
« Croyez-moi, ça va en jeter, affirma-t-il en grimaçant
de plaisir. Ça va en étonner plus d'un.
- Foutez-moi le camp d'ici », lui répliqua Marc. L'homme
de la mairie garda son sourire et ouvrit les bras:
«Cher monsieur Sollens, commença-t-il. Pourquoi tant de
haine? »
Marc l’empoigna par le revers de son veston. Du fond de l’atelier
où il se demandait s’il ne serait pas prudent de garnir
les sièges arrière du break avec du plastique - les
enfants de Josianne étaient d'un âge où l’on ne savait
pas manger sans en flanquer partout, et du poisseux de
préférence -, David observa la scène et songea à
l'époque où ils en venaient aux mains, son frère et lui.
Un jour, ils avaient dévalé un escalier ensemble. Ils
avaient failli s’y briser les reins, mais ni l’un ni l’autre
n’avaient lâché prise. Deux vrais cinglés. Deux
parfaits animaux. Vers la fin, on ne les invitait plus à
des soirées privées de peur qu’ils cassent le mobilier,
se balancent le matériel hi-fi à la tête. Une réputation
assez terrible. Non usurpée. Il suivit Marc des yeux tandis
que celui-ci flanquait le gars brutalement dehors. «A
quarante ans, se dit-il, on est vraiment dans la force de
l'âge. » Puis il demanda à Hermann de procéder à l’enveloppement
méticuleux des sièges." (102)
"La
séance qu'elle venait de s’infliger avec lui était la
goutte d'eau qui faisait déborder une journée atroce.
Comment avait-elle pu tenir jusqu’au bout ?
Patrick l’avait jetée dehors. Elle avait pratiquement
piqué une crise de nerfs, elle avait tout simplement perdu
le contrôle d’elle-même quand il avait déclaré qu'il
ne voulait plus la revoir, qu'il ne voulait plus d’elle.
Elle s’était effondrée dans son cabinet, elle s’était
accrochée à ses pieds, elle avait provoqué un vrai
scandale - il l’avait virée fermement, ils avaient
traversé la salle d'attente où les regards s’étaient
levés des magazines pour la voir se débattant comme une
aliénée mentale, soufflant comme un buffle.
Ensuite, elle avait passé trois heures à errer en ville.
Trois heures avant de reprendre pied. Des hommes l’avaient
draguée, des voitures avaient failli l’écraser, des
mendiants s’étaient accrochés à sa manche, des gens l’avaient
bousculée, des chiens reniflée, mais rien ne l’avait
distraite de sa douleur, rien n’avait détourné son
attention du film des événements qu’elle repassait dans
sa tête et qui relatait sa descente aux enfers." (163)
"Au
crépuscule, quand ils fermaient la boutique et que Béa
leur annonçait fièrement le résultat chiffré de la
journée, ils ne bondissaient pas de leurs sièges en se
frottant les mains mais se contentaient de hocher la tête
avec un soupir d'épuisement.
Certes, ils pâtissaient de la quasi-défection de Fred,
leur plus ancien et meilleur vendeur qui partageait son
temps entre l'hôpital- Jacqueline avait fait un arrêt
cardiaque lors de l'accouchement et restait en observation -
et le garage auquel il n'accordait que de cafardeuses et
courtes apparitions. Mais ce surcroît de travail était
presque le bienvenu.
David en profitait pour aller se coucher tôt. Il faisait la
lecture à Géraldine qui était enchantée de cette
nouvelle disposition à son égard et l'embrassait avant de
s'endormir. Au moins, se disait-il, quelqu'un lui dispensait
un peu d'affection, au contraire de Josianne qui refusait de
se laisser coincer plus d'une minute, prétextant qu'elle
devait s'occuper d'Irène et gardant les cuisses fermées
avec obstination.
Quand ils dînaient ensemble, Marc les observait et il se
demandait comment son frère s'y prenait pour supporter ça,
comment il avait les nerfs assez solides pour attendre que
Josianne se décide à franchir la porte de sa chambre. Il
trouvait qu'elle commençait à charrier avec ses histoires
de culpabilité. Il aurait préféré que les choses se
passent un peu mieux pour David.
Quand celui-ci était couché, Marc s'attardait un moment en
compagnie de cette intraitable femme et d’Irène. Il
était trop fatigué pour sortir après de telles journées.
Et si c'était l'une de ces soirées, il s’installait dans
le salon et bavardait avec sa mère pendant que Josianne
leur préparait une infusion. Irène semblait parfaitement
normale à présent, elle lui disait qu'elle était ravie de
son infirmière, au point qu'elle songeait à l'engager sur
un plus long terme, qu'est-ce qu'il en pensait? Marc
grommelait une vague réponse puis s'emparait d'un journal
pour éviter d'avoir à approfondir le sujet. Quand Josianne
les rejoignait, il l'observait et s'interrogeait sur la
possibilité de la voir entrer dans la famille, si plus tard
ses enfants étaient les cousins des siens." (184)
"Géraldine
vint lui ouvrir. Il ne savait pas encore quelle attitude
adopter avec elle, dans la mesure où les intentions de
David, si jamais d'autres en étaient plus amplement
informés, n'avaient pas eu l'heur d'être communiquées à
son père. Il parvenait parfois à poser la main sur la
tête de la fillette avant qu'elle ne détale en quatrième
vitesse, mais cette fois elle fut particulièrement rapide
et sa main resta suspendue dans le vide.
Il se força à sourire et pénétra dans ce havre de paix
qui ne faisait pas son affaire. David lui dit qu'il tombait
bien, mais Victor pensait qu'il tombait mal car il comptait
s'entretenir avec Irène seul à seul. Il salua Josianne -
pas plus qu'avec la fille, et pour des raisons identiques,
il ne savait comment se comporter avec la mère qui ne
semblait pas, par-dessus le marché, l'apprécier outre
mesure -, la complimenta distraitement sur la couleur de son
vernis - d'ailleurs, il n'osait même pas imaginer ce
qu'Irène avait pu lui raconter sur son compte -, puis il se
pencha vers sa femme et effleura sa chevelure d'un baiser
qui ne voulait pas dire son nom.
Il tombait bien, reprit David, car Josianne et lui venaient
de renoncer à sortir pour ne pas abandonner Irène -
délicate attention que celle-ci continuait à trouver
ridicule et presque embarrassante. Victor se frotta
vigoureusement les mains et déclara qu'Irène et lui
n'attendraient pas longtemps pour les flanquer dehors s'ils
faisaient mine de s'incruster davantage.
«Ça marche », lança
David en se frottant les mains à son tour. Ils se
préparèrent en cinq minutes, couchèrent Géraldine, puis
David saisit Josianne par la taille et ils disparurent en
coup de vent." (230)