Au cours de tout le repas, il fixa Édith. Y
avait-il une chose qu’il eût davantage désirée au monde ?
Avait-il engendré un rêve capable de supplanter celui qu’il
vivait aujourd’hui ? Avait-il imaginé un monde au-delà de
celui-ci durant les vingt dernières années ?
Elle était assise en face de lui. Elle souriait. Elle
irradiait. Elle disait nous, et ce nous valait pour elle et lui
et personne d’autre. Il aurait pu tendre la main et la
toucher. C’était tout ce qu’il eût jamais désiré, le
seul but qu’il eût jamais cherché à atteindre. De joie, une
larme aurait pu couler sur sa joue. Elle souriait, levait son
verre, son haddock au curry avait encore une fois remporté tous
les suffrages et ils avaient pu manger dehors en chandail.
Et pourtant, elle n’avait pas compté une seconde. Il avait
baisé Martine sans hésiter, sans se soucier le moins du monde
de mettre tout ça en péril pour le seul bénéfice de sa queue
– pardon pour le langage. Elle lui offrit son profil en se
tournant vers Joël qui venait de renverser son verre et
bafouillait de vagues excuses. Il adorait tout simplement sa
nuque. La nuque d’Édith était la troisième ou la quatrième
merveille du monde. Comment était-ce possible ? Comment
pouvait-il prendre de tels risques ? Si un doute subsistait
quant à l’opportunité de se faire soigner, il y avait-là de
quoi être rassuré, se disait-il.
Il s’agissait d’une course contre la montre. Comme de sortir
en courant d’une forêt en flammes. Le feu ronflait sur ses
talons. Le rendez-vous qu’il avait pris avec les Sexoliques
Anonymes le remplissait d’espoir. La femme avec laquelle il
avait parlé lui avait plutôt fait bonne impression, ancienne
sexuelle-dépendante elle-même ainsi qu’elle avait fini par
le lui avouer tout en ajoutant qu’ils comptaient un grand
nombre de réussites parmi les frères et les sœurs qui étaient
repartis dans nature, et presque 100 % quand les gens étaient
motivés.
Sexuel-dépendant. C’était le nom de ce qu’il avait attrapé.
En pratiquant le sexe à haute dose ? En multipliant certaines
soirées ? En tout cas, il avait allègrement franchi les
limites du raisonnable en la matière. La certitude de pouvoir
retourner à une vie normale quand il le déciderait ne
l’avait jamais quitté. Ce discours était bien connu. Et
l’avait amené comme les autres, comme tous les drogués de la
terre, au bord du gouffre habituel. Un miracle qu’il s’en fût
tiré sans avoir signé son arrêt de mort sur un de ces
effroyables oreillers.
Du coin de l’œil, tandis qu’il feignait de s’intéresser
à la conversation – l’appauvrissement des ressources, la lâcheté
des gouvernements, la presse complètement larguée –, il
observa les fenêtres des Damanti et nota qu’il n’étaient
pas encore montés à l’étage. En quelques mois, la situation
s’était à ce point dégradée. Au point de guetter le moment
où la fenêtre de leur chambre allait s’allumer, puis celle
de leur salle de bains.
Bientôt, Édith découvrirait son manège, comme elle découvrirait
les revues qu’il dissimulait à la cave ou certains sites
qu’il visitait ou un parfum compromettant ou pire encore sur
la banquette arrière. Il s’agissait bien d’une course
contre la montre. Il se leva pour planter quelques flambeaux –
des imitations de flambeaux censés tenir les insectes à
distance, qu’Édith avait trouvés chez Conran, tout en éclairant
un peu – autour de la table et il considéra la réunion qui
se tenait dans son jardin. Il alluma les mèches l’une après
l’autre, au moyen de longues allumettes qu’on lui avait
conseillé d’acheter avec. Il ne voulait pas les décevoir.
Aussi étrange que c’était. Ne pas décevoir Édith pour
commencer. Et dans cette perspective, il se félicitait
d’avoir pris le taureau par les cornes.
Il était persuadé qu’il pouvait devenir un type bien. Si on
l’aidait un peu, si on le soutenait durant l’épreuve. On ne
devait pas oublier que ce qui lui arrivait pouvait arriver à
n’importe qui. Chacun pouvait être frappé par cette malédiction,
chacun pouvait se faire vampiriser par le sexe. Le sujet
contenait plus de deux millions d’entrées sur le web.
Édith n’imaginait même pas un dixième de la réalité. Ces
derniers temps, il devait se payer les services de deux ou trois
filles par semaine, sans compter les extras du genre de Martine
et une ou deux branlettes quotidiennes. On pouvait dire que les
choses avaient dégénéré durant l’été et que les braises
rougeoyaient à présent.
Il emporta des plats à la cuisine. À l’idée qu’il allait
bientôt s’asseoir au milieu d’inconnus et leur étaler sa
vie de long en large, il se sentait presque rassuré. Il se
sentait un peu plus détendu. De quoi lui remettre en mémoire
l’époque où il se confessait, comme il se sentait soulagé
ensuite, comme il se sentait plus léger. Et encore une fois,
quelle chance d’avoir Édith, quelle chance il avait de connaître
une femme à l’esprit si ouvert, qui aussitôt avait
diagnostiqué son mal et l’avait empêché de sombrer dans la
culpabilité la plus noire quand d’autres l’auraient crucifié
dans la foulée. Il pouvait remercier le Ciel. Elle ne l’avait
pas repoussé, comme un animal trop gourmand. Ne l’avait pas
humilié. Elle lui avait simplement glissé l’adresse des
Sexoliques Anonymes et assuré de la réputation de sérieux
dont l’organisation jouissait.
Il avait mis du temps à se décider, mais à présent les jeux
étaient faits, il s’était inscrit à la prochaine réunion
et il allait suivre ce parcours en douze étapes à la lettre.
Il lui tardait de penser à autre chose, d’envisager
d’autres plaisirs que ceux de la fornication. Édith lui
passait des livres qu’il avait à peine le temps d’ouvrir,
lui conseillait des films qu’il ne voyait jamais – il en
regardait d’autres, naturellement. Stoïque, elle supportait
encore une envie qui le prenait au beau milieu de la nuit ou à
l’heure du déjeuner, mais une certaine lassitude se laissait
entrevoir par instants, malgré les efforts qu’elle faisait.
Il était émerveillé par la confiance qu’elle avait en lui.
Comment faisait-elle pour ne pas s’apercevoir qu’il couchait
à droite et à gauche ? Certes, il prenait un minimum de précautions
et ne s’éternisait pas, mais il demeurait perplexe. A moins
d’imaginer que certain vieux sentiment ne fût pas mort – ce
qui restait à prouver en dépit des bons moments qu’ils
passaient ensemble –, il ne voyait guère d’autre
explication.
© Philippe Djian
& Éditions Julliard, 2007.
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