Ca, c'est un baiser : extrait


Doggy bag, saison 4 :
Extrait

 


Au cours de tout le repas, il fixa Édith. Y avait-il une chose qu’il eût davantage désirée au monde ? Avait-il engendré un rêve capable de supplanter celui qu’il vivait aujourd’hui ? Avait-il imaginé un monde au-delà de celui-ci durant les vingt dernières années ?
Elle était assise en face de lui. Elle souriait. Elle irradiait. Elle disait nous, et ce nous valait pour elle et lui et personne d’autre. Il aurait pu tendre la main et la toucher. C’était tout ce qu’il eût jamais désiré, le seul but qu’il eût jamais cherché à atteindre. De joie, une larme aurait pu couler sur sa joue. Elle souriait, levait son verre, son haddock au curry avait encore une fois remporté tous les suffrages et ils avaient pu manger dehors en chandail.
Et pourtant, elle n’avait pas compté une seconde. Il avait baisé Martine sans hésiter, sans se soucier le moins du monde de mettre tout ça en péril pour le seul bénéfice de sa queue – pardon pour le langage. Elle lui offrit son profil en se tournant vers Joël qui venait de renverser son verre et bafouillait de vagues excuses. Il adorait tout simplement sa nuque. La nuque d’Édith était la troisième ou la quatrième merveille du monde. Comment était-ce possible ? Comment pouvait-il prendre de tels risques ? Si un doute subsistait quant à l’opportunité de se faire soigner, il y avait-là de quoi être rassuré, se disait-il.
Il s’agissait d’une course contre la montre. Comme de sortir en courant d’une forêt en flammes. Le feu ronflait sur ses talons. Le rendez-vous qu’il avait pris avec les Sexoliques Anonymes le remplissait d’espoir. La femme avec laquelle il avait parlé lui avait plutôt fait bonne impression, ancienne sexuelle-dépendante elle-même ainsi qu’elle avait fini par le lui avouer tout en ajoutant qu’ils comptaient un grand nombre de réussites parmi les frères et les sœurs qui étaient repartis dans nature, et presque 100 % quand les gens étaient motivés.
Sexuel-dépendant. C’était le nom de ce qu’il avait attrapé. En pratiquant le sexe à haute dose ? En multipliant certaines soirées ? En tout cas, il avait allègrement franchi les limites du raisonnable en la matière. La certitude de pouvoir retourner à une vie normale quand il le déciderait ne l’avait jamais quitté. Ce discours était bien connu. Et l’avait amené comme les autres, comme tous les drogués de la terre, au bord du gouffre habituel. Un miracle qu’il s’en fût tiré sans avoir signé son arrêt de mort sur un de ces effroyables oreillers.
Du coin de l’œil, tandis qu’il feignait de s’intéresser à la conversation – l’appauvrissement des ressources, la lâcheté des gouvernements, la presse complètement larguée –, il observa les fenêtres des Damanti et nota qu’il n’étaient pas encore montés à l’étage. En quelques mois, la situation s’était à ce point dégradée. Au point de guetter le moment où la fenêtre de leur chambre allait s’allumer, puis celle de leur salle de bains.
Bientôt, Édith découvrirait son manège, comme elle découvrirait les revues qu’il dissimulait à la cave ou certains sites qu’il visitait ou un parfum compromettant ou pire encore sur la banquette arrière. Il s’agissait bien d’une course contre la montre. Il se leva pour planter quelques flambeaux – des imitations de flambeaux censés tenir les insectes à distance, qu’Édith avait trouvés chez Conran, tout en éclairant un peu – autour de la table et il considéra la réunion qui se tenait dans son jardin. Il alluma les mèches l’une après l’autre, au moyen de longues allumettes qu’on lui avait conseillé d’acheter avec. Il ne voulait pas les décevoir. Aussi étrange que c’était. Ne pas décevoir Édith pour commencer. Et dans cette perspective, il se félicitait d’avoir pris le taureau par les cornes.
Il était persuadé qu’il pouvait devenir un type bien. Si on l’aidait un peu, si on le soutenait durant l’épreuve. On ne devait pas oublier que ce qui lui arrivait pouvait arriver à n’importe qui. Chacun pouvait être frappé par cette malédiction, chacun pouvait se faire vampiriser par le sexe. Le sujet contenait plus de deux millions d’entrées sur le web.
Édith n’imaginait même pas un dixième de la réalité. Ces derniers temps, il devait se payer les services de deux ou trois filles par semaine, sans compter les extras du genre de Martine et une ou deux branlettes quotidiennes. On pouvait dire que les choses avaient dégénéré durant l’été et que les braises rougeoyaient à présent.
Il emporta des plats à la cuisine. À l’idée qu’il allait bientôt s’asseoir au milieu d’inconnus et leur étaler sa vie de long en large, il se sentait presque rassuré. Il se sentait un peu plus détendu. De quoi lui remettre en mémoire l’époque où il se confessait, comme il se sentait soulagé ensuite, comme il se sentait plus léger. Et encore une fois, quelle chance d’avoir Édith, quelle chance il avait de connaître une femme à l’esprit si ouvert, qui aussitôt avait diagnostiqué son mal et l’avait empêché de sombrer dans la culpabilité la plus noire quand d’autres l’auraient crucifié dans la foulée. Il pouvait remercier le Ciel. Elle ne l’avait pas repoussé, comme un animal trop gourmand. Ne l’avait pas humilié. Elle lui avait simplement glissé l’adresse des Sexoliques Anonymes et assuré de la réputation de sérieux dont l’organisation jouissait.
Il avait mis du temps à se décider, mais à présent les jeux étaient faits, il s’était inscrit à la prochaine réunion et il allait suivre ce parcours en douze étapes à la lettre. Il lui tardait de penser à autre chose, d’envisager d’autres plaisirs que ceux de la fornication. Édith lui passait des livres qu’il avait à peine le temps d’ouvrir, lui conseillait des films qu’il ne voyait jamais – il en regardait d’autres, naturellement. Stoïque, elle supportait encore une envie qui le prenait au beau milieu de la nuit ou à l’heure du déjeuner, mais une certaine lassitude se laissait entrevoir par instants, malgré les efforts qu’elle faisait.
Il était émerveillé par la confiance qu’elle avait en lui. Comment faisait-elle pour ne pas s’apercevoir qu’il couchait à droite et à gauche ? Certes, il prenait un minimum de précautions et ne s’éternisait pas, mais il demeurait perplexe. A moins d’imaginer que certain vieux sentiment ne fût pas mort – ce qui restait à prouver en dépit des bons moments qu’ils passaient ensemble –, il ne voyait guère d’autre explication.

© Philippe Djian & Éditions Julliard, 2007.